Du texte à l’action, Essais d’herméneutique 2, p. 159

Dans un discours quelconque, deux mots : explication et compréhension. On peut les combiner de plusieurs manières, les tenir pour plus ou moins synonymes ou au contraire les opposer, de sorte que l’un exclue l’autre. Pur jeu de langage. A quel moment en sort-on, si jamais l’on en sort ?
Dans ce discours-ci (le texte dont il et question ici, qui fait état de la position de Dilthey*), c’est ou l’un ou l’autre et en aucun cas les deux.
Restons-en au jeu de langage pour commencer. Que les deux termes s’excluent n’enlève rien au fait qu’ils désignent tous deux une façon de connaître ou, de manière plus générale, un certain rapport à un certain objet. Les diverses combinaisons possibles définissent soit deux modes de connaissance d’un même objet soit deux modes de connaissance correspondant à deux objets différents.
C’est là que les choses commencent à devenir intéressantes. Dans le cadre de ce premier jeu de langage, rien ne nous permet de dire pourquoi ces deux termes s’opposeraient plutôt qu’ils ne se compléteraient ni de trancher sur la question de l’unicité ou de la pluralité des objets. Il nous faut élargir le champ de l’analyse ; la seule maîtrise du sens des mots ne suffit plus, car celui-ci tombe sous la détermination d’un ou de plusieurs présupposés. Notons bien qu’il n’est pas encore question ici de prendre en compte la référence pour confronter le discours au réel. Nous opérerons simplement une restriction du champ des sens possibles du discours à la lumière d’un autre discours déjà constitué.
Ce présupposé (nullement implicite chez Dilthey, selon Ricoeur) est la distinction qu’il opère entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. Supposer que cette distinction soit purement empirique découlant du constat de la coexistence plus ou moins harmonieuses de ces deux branches du savoir dans les institutions universitaires serait insultant pour Dilthey. Il convient donc bien de poursuivre l’analyse sans sortir du champ du langage.
Les termes utilisés signalent qu’à la distinction de l’explication et de la compréhension se superpose celle de deux objets de connaissance différents : la nature d’une part, l’esprit de l’autre. On se représente assez bien (trop bien peut-être) la première ; pour le second, c’est beaucoup plus compliqué.
Nous pourrions en effet nous en tenir là si la distinction entre la nature – le réel matériel, directement accessible aux sens – et l’esprit, immatériel, échappant à la sensibilité – ne faisait aucun doute, si cette distinction préexistait à toute connaissance, s’imposant avec évidence. Pour cela, il faudrait que l’esprit ne soit qu’une partie du réel et puisse être traité en conséquence. Nous pouvons admettre que le réel préexiste à la connaissance, mais ce n’est en aucune manière possible pour ce que faute de mieux, ici, nous appelons l’esprit, puisque l’esprit est justement ce par quoi nous interrogeons le réel ; hors de cette interrogation, et a fortiori antérieurement à elle, il n’a pas d’existence. Une remarque s’impose ici sur ce qu’il convient d’appeler sciences de l’esprit. Il ne s’agit pas seulement de la connaissance que nous pouvons avoir de l’esprit lui-même, mais de celle de tous les artefacts, de toutes les productions humaines dans lesquelles l’esprit entre en jeu. Nous parlons aujourd’hui de sciences humaines.
Pour rendre plus claire la suite de ce raisonnement, introduisons une distinction (de plus) : Quelle différence entre telle région du réel mise en forme par les mathématiques ou par le discours théorique et un artefact humain ? Dans un sens, on peut dire que tous deux contiennent de la pensée. Faut-il en déduire que la nature pense ? que le réel est en soi rationnel ? que les lois de la physique sont inscrites dans la matière ?
Sûrement pas, car ce qui est rationnel, c’est le discours, pas le réel. La théorie du réel obéit à la logique, aux règles du langage, aux catégories de la connaissance humaine. La nature est pensée par l’homme, mais il n’y a pas une once de pensée dans la nature.
Un artefact, en revanche, sous les apparences matérielles d’un objet naturel, n’est artefact que parce qu’il contient de la pensée – du sens pour être plus précis – et si nous voulons en rendre compte, c’est de ce contenu de pensée que nous devons nous assurer. Cela n’empêche pas que nombre d’artefacts échappent au projets qui les ont produits. Nous aurons à reparler de ce qu’on appelle les processus sans sujet.
Remarquons en passant que les sciences, quelles qu’elles soient sont elles-mêmes des manifestations de l’esprit; en tant que telles, les sciences de la nature ont donc à rendre des comptes aux sciences de l’esprit. Il y a d’ailleurs un moment où notre connaissance du réel exige que l’on soit au fait de notre propre démarche de connaissance. Il n’est point de scientifique qui ne doive être un tantinet philosophe, sauf à vouloir se prendre pour une machine (ce qui n’est pas si rare que ça, malheureusement).
La distinction entre nature et esprit ne préexiste donc pas à notre entreprise de connaissance qui est la mise en oeuvre la plus manifeste de l’esprit.
Elle est donc posée par notre propre démarche de connaissance, ce qui nous amène à retourner le schéma traditionnellement admis des rapports entre une science et son objet. La science, quelle qu’elle soit, ne se soumet pas à son objet, elle le constitue.
La distinction entre explication et compréhension nous renvoie donc non pas à deux modes de connaissance ou à deux objets distincts, mais à un double processus de constitution d’objets. La production de l’objet naturel serait l’explication et celle de l’artefact la compréhension. La distinction entre objet naturel et artefact n’est d’ailleurs pas si clairement établie ; en particulier, certains artefacts échappant aux intentions qui les ont portés, échappés en quelque sorte de leur sens, se comportent comme des objets naturels.
Je ne sais pas si cela justifie ou permet de comprendre l’opposition radicale que Dilthey établit entre explication et compréhension.
Nous lui reconnaissons une certaine portée dans la mesure où, d’une part, elle rend bien compte de la spécificité de notre approche du réel ; je suis tenté de dire qu’en détachant l’explication de la compréhension elle l’isole. On explique le réel parce qu’on n’a pas à entrer dans une pensée autre et néanmoins semblable, qui lui serait propre. Le reste dépend de la manière dont la compréhension sera définie.

*http://de.wikipedia.org/wiki/Wilhelm_Dilthey