Textes accumulés après des années d’écriture presque quotidienne. Une sorte de tâtonnement. Rien à voir pourtant avec un journal intime.

Retour sur ces textes après bien des mois de quasi-oubli ; leur patiente relecture montre ce à quoi l’on pouvait s’attendre : les textes eux-mêmes ont peu d’importance et, tels qu’ils sont ne méritent que l’oubli ; en revanche, quelque chose se dessine à la reprise, qu’on ne pouvait pas voir sur le moment : la récurrence qui rythme l’ensemble, le retour insistants des mêmes thèmes, une pulsation qui structure souterrainement l’errance apparente de la pensée. On s’attendait à l’éparpillement, et voilà qu’au contraire reviennent inlassablement les mêmes questions, au point qu’on se demande même s’il y a progression, si la pensée évolue. Les répétitions littérales sont rares, mais l’impression d’ensemble est celle d’un grand ressassement. Relire ainsi, c’est un peu comme se réveiller un beau matin avec le sentiment d’avoir beaucoup, beaucoup marché, de s’être égaré dans des pays inconnus, la fatigue de tous ces kilomètres bien présente dans les jambes, la douleur aux pieds, les courbatures, et tout ce qui va avec, et se rendre compte en ouvrant un peu mieux les yeux que cet immense voyage s’est déroulé entièrement de la chambre à la cuisine, de la cuisine à la salle de séjour, de la salle de séjour à la chambre, et ainsi de suite. Un immense piétinement sur place.

C’est que l’écriture est d’abord un approfondissement, un patient forage, un travail de taupe.

Et cela ne cesse pas. Les textes engendrent les textes. Cette écriture, le branle donné, s’impose comme un mouvement qui se nourrit de lui-même.

De nombreux textes sont écrits à la première personne, au début tout au moins. Au fil des mois, cette trace d’auteur se fait plus discrète. Comme si dire « je », sans même parler de soi, c’était encore marquer trop de présence. Une évidence : cette écriture-là ne procède pas d’un Moi qui s’exprime, elle trouve sa source ailleurs, dans les marges. Il y a certes un agent pour porter le discours, mais le rapport avec telle ou telle personne réelle est bien plus ténu qu’on ne le suppose. Ayant pris son essor, l’écriture prend soin d’elle-même. Le « je », devenu superflu, n’a plus qu’à s’effacer comme on s’éloigne d’un feu qu’on vient d’allumer lorsque le bois a bien pris. On peut alors s’asseoir, se perdre dans le mouvement des flammes et commencer un rêve.

Telle est l’écriture personnelle ou simplement, pour faire court, l’écriture ; c’est d’elle qu’il sera question sans relâche dans ce blog. Activité singulière, elle réalise une intense présence au monde et à soi. Elle traduit une inquiétude essentielle, une pulsion qui se tend vers le pourquoi et laisse le comment. Rien à voir avec le schéma ordinaire qui veut qu’on écrive quand on a quelque chose à dire, en vue de publier et pour se déclarer écrivain comme d’autres sont ingénieurs ou commerçants.

On écrit donc comme on tâtonnerait dans le brouillard. A l’appel des jours, inlassablement on renoue avec les mêmes questions, sans savoir ce que cela veut dire, ni même ce que l’on fait. Pourtant, à force d’écrire et de relire avec étonnement ces textes qu’on ne reconnaît plus, on perçoit une cohérence. Une structure latente se manifeste. Ecrire et réécrire, c’est prendre conscience de quelque chose d’essentiel qui nous porte à notre insu. Et plus le temps passe, moins l’on s’épuise à aborder de front les questions qui se posent. Il est plus fécond de les laisser mûrir dans les marges, de sorte que, suivant leur mouvement propre, elles finissent par nous surprendre.