Connaît-on encore le nom de Paul Valéry ? En tout état de cause, on ne le lit plus guère aujourd’hui, alors qu’il a été tenu dans toutes la première moitié du XXe siècle, pour une référence majeure. Une brève présentation ne sera donc pas superflue.
Tout d’abord, au regard des catégories dominantes aujourd’hui, Valéry était tout le contraire d’un expert, quel que soit le domaine considéré. On ne peut même pas dire qu’il ait été un philosophe. Cela le rend évidemment suspect à nos yeux. A quel titre, en vertu de quelle autorité se permettait-il de faire la leçon à ses contemporains ? Aujourd’hui, si nous faisons l’impasse sur l’expertise, les voix qui portent sont celles des journalistes touche-à-tout, des écrivains qui « font le buzz », des acteurs célèbre, des vedettes médiatiques. Or, Valéry ne correspond à aucune de ces étiquettes, et s’il est encore connu, c’est en tant que poète héritier de Mallarmé.
Si Valéry peut être considéré comme une des consciences de son époque, c’est que ce statut de d’autorité était suffisamment garanti par l’appartenance à ce qu’on appelait alors l’intelligentsia. Valéry était donc, selon la terminologie d’alors, un intellectuel de haute volée, c’est-à-dire quelqu’un qui n’était ni un scientifique, ni un spécialiste dans un domaine donné, mais qui pouvait porter un regard averti et critique sur le monde d’un point de vue dégagé, suffisamment dégagé, en tout cas, pour se fixer non pas sur les choses elles-mêmes, mais sur leur valeur sur le sens qu’elles peuvent avoir pour nous. Par exemple, si seul un médecin dûment formé peut exercer la médecine ; ce n’est pourtant pas au médecin qu’il incombe de définir ce que représente la médecine pour la collectivité humaine. S’il n’est pas interdit à un médecin de le faire, ce n’est pas en tant que médecin, mais en tant que citoyen éclairé, en tant que malade potentiel, qu’il s’exprimera.
Le rôle d’un intellectuel était alors de démêler au moins partiellement l’écheveau serré des représentations disparates, voire contradictoires, qui habitaient une société donnée dans une conjoncture historique donnée.
Écrivant cela, je me rends compte que le terme «intelligentsia» a complètement disparu du vocabulaire contemporain ou, pire, qu’il est devenu un gros mot. Il n’y a plus vraiment d’intellectuels aujourd’hui ou, s’il y en a, leur autorité est devenue négligeable. Je fais ce constat sans nostalgie, ce qui ne m’empêche pas de noter que la fonction qu’ils exerçaient n’a pas trouvé d’équivalent dans la conjoncture actuelle, ce qui n’est pas de bon augure. Mais sur ce point les choses sont loin d’être simples.
En effet, la lecture même de Valéry tend à montrer qu’à son époque déjà, l’autorité des intellectuels, si elle était encore reconnue, si elle faisait encore illusion, était déjà profondément entachée d’illégitimité. Valéry ne dit rien d’autre quand il parle de « crise de l’Esprit ». Ainsi se présente-t-il à mes yeux comme une des conscience ultimes de son époque, celui qui fut encore assez lucide pour constater la faillite de l’intelligentsia et proclamer, peut-être à son insu, en tout cas à son corps défendant, la mort des intellectuels.
Ceux-ci n’ont en effet pas empêché le suicide de la « civilisation » européenne lors de la Grande guerre et se sont révélés incapables de penser le processus historique qui a conduit à la catastrophe de la seconde guerre mondiale et aux tragédies qui ont suivi.

C’est à ce titre que Valéry occupe dans ce blog une place importante. Nous aurons d’ailleurs à nous demander sérieusement si les intellectuels se sont disqualifiés eux-mêmes, s’ils n’ont simplement pas été à la hauteur, ou alors, éventualité infiniment plus grave, si la rupture de 1914 n’a pas révélé le caractère fondamentalement impensable de l’histoire, le divorce complet entre le cours des choses, pourtant dominé par les créations humaines, et la capacité de penser. Cette question nous conduit au coeur de la réflexion que nous allons poursuivre dans ce blog.

Mais je ne donne ici qu’une explication après coup. Dans les faits, c’est pour une autre raison, bien plus anecdotique, que je me suis souvenu de Valéry. Le premier texte que nous étudierons s’ouvre en effet sur une phrase qui me hante depuis très longtemps : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Cette phrase, je ne l’avais peut-être même pas lue, mais je l’avais en tout cas entendu lire et ne l’ai jamais oubliée. Elle est donc remontée d’elle-même à la surface de ma mémoire au moment où je commençai à m’interroger sur la conjoncture présente, appelant derrière elle les trois textes que nous allons examiner.