Lacan, Ecrits, tome 2, p. 163 – 174
La signification du phallus
Die Bedeutung des Phallus
9 mai 1958
1. Nous donnons ici …
Le Max-Planck-Institut für Psychiatrie, à Münich est un centre de recherche. Le professeur Paul Matussek y enseignait la psychiatrie depuis 1956.
2. On y mesurera …
Lacan venait y parler de Freud en des termes tout à fait nouveaux pour son auditoire. On peut supposer que l’accueil fut poli mais que la conférence ne donna guère de résultats.
3. Si l’après-coup …
C’était peine perdue, on aurait pu s’en aviser avant d’y aller, mais il fallait bien que ce discours, devenu plus audible depuis, fût proféré une première fois, dans le vide en quelque sorte. Faute de quoi, remarquons-le en passant, nous n’aurions pas ce texte sous les yeux.
4. On sait que …
Ce que Lacan évoque pour commencer appartient donc au bien commun des représentations, pour tous les analystes en tout cas. Retenons ce trait caractéristique de Lacan comme de Freud : la théorie est entièrement soumise au verdict des faits, surtout si ceux-ci nous déconcertent ou contredisent nos croyances.
Mais qu’est-ce qu’un noeud ? On retrouve le terme chez Freud, dans la Traumdeutung (p. 325), quand il parle de point nodal. Je pense qu’il y a un rapport entre ce que dit Freud, à propos de la condensation dans le rêve, et ce que veut dire Lacan quand il parle de fonction de noeud.
Un noeud, c’est d’abord un lieu où deux fils se croisent. En astronomie, on parle de noeud à propos du croisement de la trajectoire de la terre sur le plan de l’écliptique avec le plan de l’équateur céleste.
Dans un rêve, un point nodal, c’est un signifiant qui concentre sur lui une multiplicité de significations. Par exemple, la figure d’Irma est de fait le support d’une quantité de personnes différentes.
Noeud est donc à prendre ici dans ce dernier sens, qui rejoint son sens ferroviaire : lieu où se rencontrent de nombreuses voies, passage obligé pour un grand nombre de convois.
Toute pratique analytique nous conduit donc, d’une manière ou d’une autre, à ce noeud que constitue le complexe de castration, que cela nous plaise ou non.
Maintenant, même si le titre de la conférence est « Die Bedeutung des Phallus », c’est du complexe de castration, et non directement du phallus qu’il est question ici.
Le ton est donc donné d’emblée : si le phallus doit faire son entrée dans le débat, ce sera par la castration. C’est donc par son absence qu’il se manifeste d’abord à nous. Le phallus est donné ici comme quelque chose dont on peut être privé. C’est quelque chose qui devrait être là mais qui peut être absent. Ou bien on ne l’a pas, ou bien, si on croit l’avoir, on peut en être dépossédé.
La question du phallus, c’est donc fondamentalement la question du manque. Et si c’est par lui que nous parvenons à poser la question du désir, c’est que le désir est essentiellement une affaire de manque, et non de puissance. En d’autres termes, si le phallus a une fonction, c’est avant tout celle de souligner un manque.
Cette fonction de noeud, on la retrouve dans deux systèmes distincts.
5. A. Dans la structuration dynamique des symptômes…
Dans l’analyse, le complexe de castration est inséparable du symptôme.
Le symptôme, c’est ce qui est analysable. C’est ce qui se présente comme signifiant de la névrose, de la perversion ou de la psychose, ce qu’il est possible d’interpréter. C’est la partie visible et énigmatique du conflit inconscient, c’est le point d’accrochage par quoi nous pouvons avoir prise sur lui.
La caractéristique fondamentale du symptôme est qu’il représente ce qui ne va pas. C’est en général ce qui amène le patient à prendre contact avec un analyste.
Examinés dans une perspective analytique – cette précision est capitale – les symptôme présentent une certaine structure dynamique.
Ce ne sont pas juste des informations, les signes d’une pathologie donnée, mais des éléments fonctionnels, donc opérants.
Lacan ne dit pas que le complexe de castration soit un symptôme. Il ne nous apparaît pas en tant que symptôme, mais a une fonction nodale dans la structure dynamique des symptômes, ce qui n’est pas du tout la même chose. En d’autres termes, c’est lorsque nous nous interrogeons sur le caractère fonctionnel du symptôme, sur sa valeur dans un système donné, que nous butons nécessairement sur la castration.
La proposition n’est pas expliquée encore, mais au moins les conditions dans lesquelles nous sommes appelés à l’interpréter.
6. 2. dans une régulation du développement…
C’est le deuxième système où nous butons sur la question de la castration.
Le lien avec le premier est donné ici avec le mot « ratio ». Si le complexe de castration structure le symptôme, c’est parce que le développement humain est régulé. Ce que nous découvrirons ici à propos du développement rendra compte de la structure du symptôme dont nous venons de parler.
Cette régulation n’est pas biologique. Elle consiste en l’installation d’une position inonsciente dans le sujet, qui n’a rien à voir avec une loi de développement qui serait propre à l’organisme humain.
a) Quelque chose est installé dans le sujet. Mettons-nous bien d’accord sur un point. Le sujet n’est pas ici une sorte de récipient prêt à contenir un inconscient. Le sujet n’est qu’une position particulière dans une structure. L’installation de l’inconscient ne vient pas après le sujet, elle le constitue.
b) Ce quelque chose n’est pas l’inconscient mais une position inconsciente. Une position est une manière de voir, une manière de considérer l’expérience de la vie. Nous nous trouvons sans l’avoir choisi dans une certaine posture, donc soumis à un biais que nous ne pouvons anticiper spontanément.
c) Et c’est ce biais qui déterminerait les conditions d’accès à a) l’identité sexuelle; b) la capacité d’avoir des relation sexuelles satisfaisantes; c) la capacité d’accueillir et d’éduquer des enfants. Et tout cela passe par le complexe de castration.
A première vue, cela n’a pas de sens. Quoi de plus naturel que la sexualité ? Quoi de plus nécessaire aussi, puisque la perpétuation de l’espèce en dépend ? Alors pourquoi serait-ce compliqué ? Pourquoi est-ce effectivement si compliqué ?
7. Il y a là une antinomie …
Nous nous focaliserons ici sur l’accès à l’identité sexuelle ou pour utiliser les termes de Lacan, de l’assomption par l’être humain de son sexe. Lacan ne dit pas genre et je pense que cette nuance est importante. Il ne s’agit pas de devenir un homme ou une femme, mais d’accéder – quelle que soit la configuration anatomique – à la sexualité. Et ce n’est pas tant la question de l’accès qui est posée ici que celle de savoir comment y trouver une place.
Pourquoi, pour assumer cette sexualité, faut-il en passer par la menace ou la privation ?
Pour Freud, il y a quelque chose de biaisé dans l’essence même de la sexualité humaine.
Nous allons voir apparaître des termes très forts, tels qu’antinomie ou aporie.
Une antinomie est une contradiction réelle ou apparente entre deux lois.
Une aporie est une absence d’issue. A partir d’un certain point, le chemin devient impraticable.
Brossons le décor à grands traits. Nous avons un fait incontournable : la référence systématique à la castration, référence qui constitue un passage obligé, et nous constatons que nous n’avons pas de cadre rationnel pour l’expliquer.
L’antinomie, semble ici être un défaut interne qui entrave l’assomption par l’être humain, femme ou homme, de son sexe. Quelque chose qui, pourrait-on dire, l’empêche d’être simplement à la hauteur. Mais à la hauteur de quoi ?
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1. Cette aporie n’est pas la seule…
Le mot aporie est très fort, il dit clairement que la réflexion ne peut pas aller plus loin.
La psychanalyse prend en défaut l’expérience ordinaire que nous avons de l’homme.
Nous ne pouvons expliquer la présence insistante et universelle du complexe de castration au moyen des schémas que nous offre la biologie.
Lacan fait remarquer subtilement que quand on se trouve dans une telle impasse, seul un mythe peut nous servir d’appui. Qu’est-ce qu’un mythe, sinon un scénario ad hoc qui, s’il était vrai, pourrait expliquer ce qui nous arrête ?
2. Ce n’est qu’un artifice…
Cette aporie, d’autres s’y sont confrontés et ont tenté des solutions. Lacan les examine brièvement et les réfute.
a) On pourrait parler d’un acquis héréditaire dont les origines et la raison d’être seraient oubliés. Comme un organe devenu inutile.
Cela reviendrait à dire : il doit y avoir une explication scientifique que nous ne sommes pas en état de fournir et on peut supposer qu’elle sera de tel ou tel ordre.
Il y a cependant deux objections à cela : la notion d’acquis amnésique héréditaire est une hypothèse certes commode, mais que rien n’étaie.
La seconde objection comporte trois termes : le meurtre du père, le pacte de la loi primordiale, la castration.
Supposons que la castration soit, comme on serait enclin à le croire, la punition de l’inceste. Celui-ci était l’objet de la loi primordiale. Que vient alors faire le meurtre du père là-dedans ?
Le recours à cette « explication » ne ferait que poser un nouveau problème tout aussi délicat. Quel serait alors le gain ?
Ce que Lacan vise ici et cherche à réfuter, c’est le lien généralement établi entre castration et prohibition de l’inceste.
3. C’est seulement sur la base …
Il faut se garder de vouloir expliquer trop vite. Nous avons un fait indéniable : la présence insistante du complexe de castration dans la pratique de l’analyse. C’est une donnée insistante et indéniable de la clinique et c’est de là qu’il faut partir.
Et ici seulement apparaît la première allusion au phallus. Qui dit castration suppose phallus : phallus manquant ou phallus menacé.
Premier constat : la relation au phallus touche tous les sujets humains sans distinction de sexe. Or, si on la comprend aisément pour les sujets masculins, elle est moins évidente pour les sujets féminins.
4. 1. de ce pourquoi la petite fille…
Premier sujet d’étonnement et de constater que la petite fille se voit comme castrée. Plus encore, castrée par la mère. C’est dans un second temps que la castration est attribuée au père et d’une manière particulière. Comment comprendre ici l’allusion au transfert ? Le plus simple consisterait à penser que la petite fille, fin détective, chercherait à savoir qui l’a castrée. Elle soupçonnerait d’abord la mère, puis finirait par trouver un meilleur coupable. Or, ce passage de la mère au père ne s’opère pas ainsi. C’est un transfert, au sens analytique du terme.
5. 2. de ce pourquoi plus primordialement …
Second sujet d’étonnement : la mère est considérée comme phallique par la fille comme par le garçon.
6. 3. de ce pourquoi corrélativement …
En gros, cela revient à dire que le sens du verbe « castrer » s’impose non pas à partir de l’idée qu’on les coupe à un individu de sexe masculin, mais bien à partir du constat que la mère n’en a pas. En d’autre terme elle découle du constat que la mère est privée de ce qu’elle n’a jamais possédé. Mais attention ! Ce n’est pas la femme qui est visée ici, la femme opposée à l’homme, mais la mère dans sa relation à l’enfant. C’est une nuance qui mérite bien d’être relevée.
Mais reprenons la première phrase de Lacan et ne glissons pas trop vite sur « la signification de la castration ne prend de fait (…) sa portée efficiente que… ». a) La castration est bien un signifiant puisqu’elle a une signification. b) Une signification ne se suffit pas à elle-même ; elle doit acquérir sa portée efficiente. En d’autres termes, le sujet doit encore se sentir impliqué, mis en cause.
7. 4. ces trois problèmes culminant dans …
Et voici que se produisent dans le développement personnel quelque chose qui permet de parler de phase phallique. Nous avons donc une phase orale, une phase anale et une phase phallique.
La phase phallique, c’est le moment où il devient clair que ce sont les organes génitaux qui sont en cause. Mais en cause dans quoi ? Dans ce quelque chose qui s’exprimait jusque-là dans l’oralité, puis dans l’analité. Quelque chose que d’une manière encore approximative nous appellerons le désir. Mais attention, nous avons bien dit « phallique » et non génitale. Donc, s’agissant d’organes génitaux, c’est apparemment celui du mâle qui est ici mis en avant.
On en arrive donc à cette situation paradoxale d’une exaltation du phallus, d’une valorisation du clitoris comme « phallus féminin » et d’un effacement du vagin qui, apparemment doit attendre son heure.
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1. Cette ignorance …
Ignorance de taille, puisqu’elle revient pour la petite fille à littéralement se nier en tant que femme en devenir.
C’est fort de café, et, nous dit Lacan, cette ignorance est parfois controuvée. Controuver, c’est, selon M. Littré, le fait d’inventer une chose fausse. On peut donc supposer que cette ignorance n’en est pas une à tous égards. Ou alors faudrait-il que tous, garçons et filles, eussent l’innocence de Daphnis et de Chloé.