Reprenons, sous une forme plus schématique mais aussi plus systématique, les thèmes esquissés dans le texte précédent, de manière à pouvoir nous y référer ultérieurement.

1. Nous sommes confrontés à une situation de crise d’une ampleur inédite pouvant conduire, dans le pire des cas, à la mise en question de l’existence même de l’humanité. En tout état de cause, cette crise oblige à repenser de fond en comble notre mode de vie, notre relation à un environnement soumis à un bouleversement profond et brutal. 
Est-ce exagérer que de présenter les choses ainsi ? Nous avons, hélas, toutes les raisons de supposer que non.

2. Nous ne sommes armés ni matériellement ni surtout intellectuellement pour affronter un tel défi. 
Le constat est abrupt et nous ne saurions l’énoncer sans la plus grande prudence. La situation est suffisamment grave pour que nous ne la compliquions pas avec d’inutiles effets de manche.

3. Tout d’abord, tentons de cerner les contours du « nous » que nous posons ici comme sujet de cette proposition. Il est tout sauf homogène, car le niveau de perception du péril est très variable. Il comprend d’abord une petite minorité de gens tout à la fois lucides et profondément angoissés : le danger est à leurs yeux tout à fait réel et imminent ; il en inclut d’autres, non moins lucides et parfaitement capables de faire de la situation une analyse sans complaisance, mais qui continuent à vivre comme si la menace était purement théorique, comme si les choses ne pouvaient que s’arranger (too big to fail). D’autres encore, les plus dangereux dans l’immédiat, sont ceux qui, disposant de tous les moyens de mesurer le danger, s’obstinent à le nier au nom d’intérêts à court terme. A tous ceux-là s’ajoute la grande majorité des gens trop préoccupés par les contraintes immédiates pour être soucieux d’une échéance encore lointaine apparemment. Toute menace qui n’est pas imminente ou spectaculaire n’a simplement pas prise sur eux. 
Pourtant, c’est bien « nous » que nous disons, désignant par là, d’une certaine façon, l’humanité dans son ensemble, prise indistinctement dans toutes ses composantes. C’est un « nous » virtuel que seul détermine la perspective d’un bouleversement majeur, qui affectera chaque être humain, d’une manière ou d’une autre. C’est comme l’équipage d’un navire qui serait en cours de construction. La liste en est établie, mais les convocation n’ont pas encore été adressée. La référence à ce « nous » demeure donc assez naïve. Ce n’est qu’un mot dont le référent n’existe pas réellement et qu’il nous faut donc construire.

4. « Ni matériellement, ni intellectuellement… » 
Prétendre que nous ne soyons pas préparés matériellement ne veut pas dire que les moyens de changer les choses soient inconcevables. Nous connaissons en effet l’essentiel des réponses à apporter ; mais, comme dans ces cauchemars où nous nous retrouvons paralysés chaque fois que nous tentons de faire un pas en avant, les actes ne répondent pas à l’état de nos connaissances ni même à notre volonté explicite. On est capable de fixer des objectifs, de définir des stratégies, mais cela se fait dans le vide. Nous freinons de toutes nos forces mais le véhicule ne ralentit pas, ou à peine. Au rythme où vont les choses, nous ne serons pas en mesure d’agir suffisamment vite pour préserver les conditions actuelles et nous le savons. L’avenir nous dira si cette position pessimiste est fondée, mais il est clair qu’elle est hautement probable. Le scénario qui se dessine est donc celui d’une catastrophe inévitable qu’il nous faudra subir et à laquelle nous devrons essayer de survivre. La question qui nous est posée n’est donc pas d’ordre théorique, puisque nous sommes capables d’analyser la situation et d’articuler des solutions pertinentes ; elle est d’ordre pratique : connaissant le danger, nous sommes incapables de l’affronter. Ou bien nous faisons semblant de ne pas le voir, ou bien nous nous livrons à lui comme s’il s’agissait d’un événement naturel imparable.
Cette situation nous renvoie donc au déficit de pensée que nous évoquions dans le texte précédent.

5. Cela dit, nous n’irons pas loin si nous concevons la constitution de ce « nous » comme le résultat d’une vaste campagne de communication, ou de « conscientisation » pour user du jargon à la mode. Il ne suffira pas de mobiliser les gens à tout prix, comme si les humains n’étaient que des êtres distraits, naïfs et ignorants, qu’il faudrait sortir de leur douce rêverie. Il y a une différence essentielle entre manipuler des consommateurs ou des électeurs et libérer le potentiel d’autonomie de chacun en vue d’une cause commune, ou même, simplement, l’envie de survivre. Les buts sont différents, les modalités également. Pour user d’une expression consternante très en vogue aujourd’hui, ce n’est pas une affaire de « pédagogie ». Il faudra comprendre pourquoi la grande majorité se trouve en quelque sorte « à côté de la plaque », si peu en prise sur les questions qui se posent effectivement.

6. Le bouleversement radical de nos conditions de vie vers lequel nous allons exigera de nous une capacité d’anticipation, une abnégation, un sens du bien commun et une créativité jamais connus dans l’histoire de l’humanité. Rien à voir avec l’adhésion purement intellectuelle à quelques grands principes ou les élans passionnels fondés sur la démagogie. Insistons tout particulièrement sur ce dernier point. Le présupposé sur lequel repose toute la supercherie que constituent la publicité ou la flatterie politique est l’idée que de tels moyens peuvent influencer le comportement des individus. Cela se produit, en effet, mais le seul résultat d’une telle opération est de pousser les gens dans le sens où ils penchent déjà, à les maintenir dans un état de dépendance par rapport à leurs propres pulsions, à les priver de toute possibilité d’analyse, à les retenir en-deçà d’eux-mêmes dans un univers d’idées reçues plutôt que de les propulser vers une action créatrice. C’est là toute l’abjection de ce qu’on appelle pompeusement la « communication ». Il est urgent de démonter cette puissante entreprise de désinformation, de formatage et de crétinisation des esprits, si nous voulons tendre vers un objectif vital et ambitieux : fournir à chacun les moyen de s’arracher aux contraintes qui pèsent actuellement sur les esprits, de surmonter l’impuissance institutionnalisée et le mépris qui écrasent et paralysent tout particulièrement « ceux qui ne sont rien », de restaurer ou de conquérir la capacité de penser par soi-même.

7. Ne jamais oublier que ces termes à la mode : communication, pédagogie, conscientisation, présupposent tous un rapport hiérarchique entre une minorité prétendant savoir de quoi il retourne, qui tient les leviers de commande, et l’immense majorité de ceux qui ne méritent que d’être influencés et captivés, comme on influence un public, comme on captive des supporters. C’est ce rapport hiérarchique qu’il faut briser à tout prix.

8. Face au danger imminent, toutes les cartes seront rebattues et pouvoirs de tous ordres sont sur le point de changer de mains. Il faut admettre que tout soit remis en question et qu’une logique de crise s’instaure. Mais surtout, nous devons redouter les pires régressions dans le domaine de la pensée comme dans celui du comportement. Nous y sommes déjà et cela ne va pas s’arranger. Le vide produit par le vacillement des pouvoirs en place et l’absence de toute relève capable de proposer une véritable alternative aboutissent à un dévoiement des structures démocratiques par des figures de hasard, des démagogues sans perspectives. Cette évolution est dramatique, car elle empêche de voir que la faillite du système constitue une formidable occasion de poser les bases d’une collectivité véritablement humaine, d’explorer à fond le champ du possible et de risquer un nouveau départ.

9. Si l’état actuel de l’humanité constituait un optimum jamais atteint, un âge d’or permettant le meilleur équilibre possible entre les aspirations des individus et les exigences de la vie collective ; si la coopération entre les êtres humains permettait effectivement de garantir la sécurité et le bien-être de tous, il y aurait de vrais motifs de déplorer l’effondrement de ce système et de considérer tout changement comme un profond malheur. Mais ce n’est pas le cas. Nous le savons tous sans vouloir vraiment l’admettre. Notre mode de vie n’est pas seulement imparfait, insuffisamment gratifiant, il est carrément toxique. Nous n’avons aucune raison positive de nous y accrocher, sinon l’incapacité où nous nous trouvons, sous l’emprise de ce mode de vie, de concevoir autre chose.

10. Le bouleversement du paradigme dominant sera douloureux de toute manière, mais nous pourrons limiter la catastrophe à deux conditions. D’abord qu’un nombre aussi grand que possible de gens accède au statut d’acteurs conscients, lucides et déterminés ; ensuite que les sacrifices inévitables soient autre choses que de brutales amputations, des privations majeures sur un plan sans contreparties sur une autre, une régression catastrophique, la perte du seul « paradis » possible. Nous ne sommes pas là pour assister impuissants à la fin d’une époque, mais pour jeter les base d’une époque nouvelle. Il peut sembler assez gratuit de parler ainsi. Les mots se plient un peu trop facilement aux projets les plus chimériques. Pourtant, c’est la condition. Il ne s’agit pas de tout perdre, mais de prendre conscience d’un rapport plus juste avec nos conditions d’existence. Un gain substantiel peut compenser des pertes inévitables.

11. Cela ne se règle pas en quelques phrases dans un article de blog. La question doit d’ailleurs être abordée sous différents angles et le peu que je pourrai dire ici n’a de sens que sous la forme d’une participation modeste à un immense vacarme, dont il faut espérer qu’un jour il prendra la tournure d’une symphonie.