Essai de réponse au commentaire de Silencieuse, première partie

1. Les jeux de langage permettent bien des audaces dont la réalité n’a cure. Ecrire, c’est facile, comme rêver tout haut, trop facile : en tout cas beaucoup plus que de transformer le monde. Celui qui tient la plume est toujours en passe de céder à un doux délire.
On ne peut échapper à ce travers. J’en suis conscient et m’efforce de ne jamais l’oublier.

2. Pourtant, je persévère et suis convaincu d’être fondé à le faire. Etrange obstination puisque, comme tout le monde, je patauge et que je n’ai rien à dire. Je ne détiens pas les clés de l’avenir, je ne suis pas plus malin qu’un autre. Simplement, je nourris un fantasme très particulier, une vision un peu bizarre à laquelle je tiens plus que tout. Je suis convaincu que ce sens qui nous fait défaut n’est pas caché en quelque lieu mystérieux et introuvable, mais accessible à qui le veut au prix d’un patient travail d’écriture. On n’écrit pas pour dire ce qu’on a à dire, pour se libérer d’un trop-plein d’idées et d’affects, mais bien plutôt pour combler un vide en triant inlassablement le limon des mots comme l’orpailleur à la battée, les pieds dans l’eau courante. C’est une activité triviale à laquelle chacun peut se consacrer s’il est suffisamment obstiné. Mais c’est aussi le meilleur moyen, et peut-être le seul, de mettre au jour des pensées nécessaires, de renouveler les perspectives, de remuer le champ du symbolique, de hasarder des hypothèses, bref, de mettre en oeuvre de façon méthodique cette volonté de comprendre qui nous tenaille tous d’une manière ou d’une autre, quel que soit notre degré de somnolence ou d’abrutissement. Je persévère aussi parce que le temps presse.

3. Il y a écriture et écriture et l’on s’égare à vouloir traiter en bloc, sous un seul concept, un foisonnement de pratiques profondément différentes, voire carrément divergentes. L’écriture en soi, c’est comme le langage en soi, une généralité stérile, quasiment rien. Seuls entrent en ligne de compte les usages concrets de l’écriture, qui présentent tous des caractéristiques propres et qui sont irréductibles les uns aux autres. Je n’en retiens ici que deux, qui vont ensemble. Le premier a pour objet de dire ce qu’il faut faire, de tracer des route, de guider l’action ; le second signale des impasses, met en lumière des contradictions, pose des équations nécessaires, quitte à ce qu’elle soient insolubles.
Les écrits du premier type tendent vers l’action, les seconds ne visent qu’à stimuler la réflexion, à tracer des chemins, à faire apparaître des points de vue nouveaux et féconds ; les premiers proposent des solutions tandis que les seconds secouent les évidences et tentent de révéler, sous la surface plus ou moins paisible des routines quotidiennes, des béances ou des perspectives insoupçonnées.

4. Paradoxalement, les écrits les moins naïfs sont ceux du second type. Nous cédons trop facilement à l’idée que face à une difficulté la première et la seule réponse possible soit de trouver une issue. La pensée elle-même se réduit alors à n’être plus qu’une sorte de machine à produire des solutions. Supportant mal l’incertitude, on bascule « tout naturellement » dans le sophisme qui consiste à croire qu’il y a forcément une solution et que de solution en solution, on aboutira nécessairement à une situation optimale. Sophisme fécond puisqu’il a permis le développement technologique dont nous mesurons tous les avantages qu’il nous procure, mais dont nous entrevoyons aujourd’hui la profonde ambivalence.

5. La naïveté, ici, consiste à se méprendre sur la nature du langage en supposant que la puissance des mots suffira à mettre la réalité à notre main. C’est ainsi qu’égarés dans ce délire productiviste, nous n’avons pas vu venir le violent retour du réel que nous subissons de plein fouet aujourd’hui. Cela me fait penser, mutatis mutandis, au comportement de quelqu’un qui croit, contre vents et marées tenir le bon filon et qui pour l’exploiter s’endette et, s’entête de dette en dette, pour payer ses intérêt et rembourser les échéances, jusqu’à la faillite inéluctable.

6. Les textes du second type ont le défaut de ne servir à rien, en tout cas au sens que nous attribuons à la locution « servir à quelque chose ». Mais, à condition de garder toujours en tête la distinction entre symbolique et réel et de porter une attention particulièrement aiguë aux limites du langage (ce ne sont que des mots), nous pouvons remettre en question en permanence les schémas qui nous conditionnent et échapper à cette arrogance qui nous fait prendre nos délires pour des réalités.

7. Les articles de ce blog sont clairement du second type. Ils ne visent pas à dire ce qu’il semble utile de dire, mais uniquement ce qui finit par s’imposer sous la plume, quitte à ce que cela ne comble en rien nos attentes.
Je ne sais pas où cela me mènera. Je sais encore moins si j’ai raison ou tort. Peu importe. On ne me détournera pas de mes obsessions.

8. Mais venons-en aux faits.
Aujourd’hui, si l’on considère ce que disent ceux qui semblent avoir pris conscience de la gravité de la situation, le débat oscille entre deux pôles. Les uns, que je qualifierai de conservateurs sont aveugles à tout ce qui sort de la logique dans laquelle ils sont enfermés. La question n’est pas de savoir si leur aveuglement est délibéré ou simplement consenti. Et ne nous laissons pas égarer par le fait que certains opportunistes y trouvent leur compte au dépens du reste de l’humanité. Leur cupidité, leur cynisme et leur mégalomanie sont des effets et non des causes. Ils sont incapables de concevoir autre chose, de penser autrement. Ils s’efforcent de croire que le système va s’adapter et, plus encore, que sa perpétuation constitue la condition nécessaire de toute évolution admissible. Vers quoi ? – Dans le meilleur de cas, vers rien d’autre que ce que nous subissons déjà.

9. Les autres qu’on peut qualifier de catastrophistes insistent sur l’effondrement imminent du système. Ils exigent en vain la mise en oeuvre de solutions drastiques ; année après années ils soulignent qu’il va être trop tard. Il est toujours trop tard pour eux, mais on peut quand même… il faut absolument… sauf que rien ne se passe. Mon coeur penche nettement de leur côté, mais en désespoir de cause, plus par refus du conservatisme que par adhésion.

10. Il manque clairement un troisième terme ; non pas un moyen-terme, un compromis entre ces deux extrêmes, mais une échappée dans une direction mal explorée. Pour l’heure, appelons cette troisième voie, celle du dépassement, la voie révolutionnaire.

11. Je sais ce que cette catégorisation a de sommaire et de simplificateur. Pourtant je la retiens comme une approximation utile. Précisons d’emblée que cette position révolutionnaire, je suis tout aussi incapables que bien d’autres de lui donner un contenu. Sur ce point, presque tout reste à faire. Nous savons que nous allons vers une vie beaucoup plus frugale. Mais celle-ci n’est concevable que si cette frugalité est pleinement assumée et cela ne sera possible que si elle est portée par une espérance. On ne peut y parvenir que si ce sacrifice nécessaire nous apporte plus qu’il ne nous enlève. La critique du mode de vie actuel, la déconstruction du système dont nous sommes pathologiquement dépendants est nécessaire, mais l’essentiel est encore autre chose : une vision positive de l’avenir, la construction d’un mode de vie nouveau et gratifiant. On ne peut pas seulement subir ou fuir. Nous devons nous préparer inventer un avenir profondément différents, qui ne soit pas une tragique régression et qui soit chargé d’espérance. Des mots ? Rien que des mots ? On pourrait l’admettre si ce mode de vie prêt à s’effondrer nous rendait vraiment libres et heureux. Nous méritons mieux que la vie que nous menons. La crise actuelle nous offre l’occasion d’en prendre pleinement conscience et de nous ressaisir.

12. Où en est-on sur ce point ? Nous ne pouvons pas compter sur grand-chose, mais on ne peut pas dire non plus qu’il n’y ait rien. En marge de la société se développent de passionnants laboratoires d’idées. Des groupes encore peu nombreux sont en train de jeter les bases d’une vie différente. La génération montante manifeste des exigences qui dépassent largement les nôtres et peut-être osera-t-elle ce que nous n’avons pas su faire. Mais tout cela demeure très fragile, très instable. Pour ma part, je suis trop âgé pour participer ce débat. Ma seule contribution, ridiculement modeste, ne peut porter que sur la critique du moment présent.

13. Puisqu’il nous faut faire d’ores et déjà le deuil de notre manière de vivre, tâchons de le considérer avec lucidité. Jetons surtout un regard critique sur nos attachements sur tout ce qui compte pour nous. Comme à la veille d’un grand déménagement, essayons de mieux comprendre ce qui nous est nécessaire, ce dont nous pouvons à la rigueur nous passer et surtout ce qui nous manque. Apprenons à reconnaître toutes les formes de dépendance, toutes les gratifications illusoires que nous avons payées du prix de notre liberté. Distinguons vraiment ce qui peut nous rendre plus forts, plus libres, plus heureux en un mot, de ce qui entretient notre dépendance, nous affaiblit, nous distrait de nous mêmes. Apprenons à jeter un regard cru sur notre propre existence et pour cela, donnons-nous les moyens de mettre en lumière les mécanismes qui nous lient à ce monde en plein dérapage.

14. La conjonction de deux phénomènes particulièrement impressionnants requiert toute mon attention et me fascine. C’est une part une aboulie qui ne peut s’expliquer que par une forme d’aveuglement de la pensée, de sidération ; c’est d’autre part une pulsion destructive omniprésente à tous les niveaux. Aboulie et pulsion destructrice vont de pair. En outre, la mise en oeuvre systématique de politiques destructrices ne peuvent être seulement attribuées à l’ignorance, à la recherche du profit ou à la mégalomanie. Il y a là quelque chose qui dépasse la mesure, une sorte de délectation suicidaire de la souillure, une volonté de précipiter la chute, une fascination pour la mort. Je crois que la plus grosse erreur que nous puissions faire est de nous fonder sur l’illusion qu’en dépit des apparence tout le monde cherche à s’en sortir, que personne ne veut vraiment la catastrophe. Il me semble évident que l’instinct de survie et l’envie d’en finir font jeu égal. Et cela dépasse l’entendement.

15. Pratiquement, cela veut dire quoi ?
Un volet clairement psychanalytique d’abord. Une tentative de d’évaluer la part du désir, la dimension pulsionnelle qui travaille toute activité rationnelle. Nous sommes toujours divisés, toujours partagés entre une ligne de pensée apparemment libre et une ligne pulsionnelle que nous ne maîtrisons pas. 
Un volet clairement philosophique ensuite. Pourquoi la philosophie est-elle devenue ce qu’elle est ? Pourquoi l’idéal philosophique dans toutes ses exigences n’est-il pas l’arbitre nécessaire de toute décision humaine ? Il s’agit de prendre acte de notre être au monde et de savoir ce que nous pouvons et voulons en faire, envers et contre tous.
Un troisième volet qui porte sur les rapport de la pensée et du langage et en particulier sur l’économie de nos croyances. Toute action repose sur un socle de croyances. Nous maîtrisons très mal cet état de choses. C’est par le biais des croyances et des représentations que nous sommes portés à comprendre, à espérer, à refuser, à tendre vers la réalisation responsable de nos désir. Mais c’est aussi par là que nous sommes extraordinairement vulnérables. Par quels processus sommes-nous à ce point gagnés par des croyances ineptes, des formes régressives de fanatisme ? Pourquoi cédons-nous si facilement au plaisir d’entendre ce qui nous flatte au détriment des faits ? Pourquoi sommes-nous si cons ? Pourquoi cette connerie crasse est-elle si jouissive ? Pourquoi sommes-nous si malades et en même temps si contents de l’être ? Il s’agit non seulement de dénoncer les mécanismes d’endoctrinement et de démobilisation, mais encore et surtout de renforcer la capacité de se poser comme sujet pensant apte à décider librement, à faire la part de ce qui est possible et, dans cette part, de privilégier ce qui est souhaitable pour le plus grand nombre. Et cela, il ne s’agit pas de l’enseigner aux autres, car ce n’est pas une doctrine, mais d’offrir à tous, dans toute la mesure du possible, les conditions les plus favorables pour l’inventer.