Réponse au commentaire de Silencieuse, 2

1. En dépit d’une certaine fascination pour les théories des collapsologues, je refuse de me ranger à leur point de vue et de m’égarer dans des visions post-apocalyptiques. La fin possible du monde qui nous menace aujourd’hui ne sera très probablement pas un événement brutal d’une aveuglante clarté mais le déroulement asymptotique d’une longue agonie amorcée depuis des années voire des décennies, sournoise, latente, interminable. Si graves qu’ils soient, ces événements sont et resteront ambigus, propices au déni et à l’incurie. Je suis même convaincu que le basculement annoncé a déjà eu lieu, que le vieux monde dérive, ingouvernables, moteurs en panne, porté par sa seule énergie cinétique, dans un épuisement interminable et progressif.

2. Nous ne nous en sortirons que si nous sommes prêts à construire autre chose. La révolution qui s’impose ne surgira pas automatiquement, comme par miracle, des ruines du système déchu. Je n’ai pas la naïveté de prétendre savoir de quoi cette révolution sera faite. Je dis seulement qu’elle est nécessaire et constitue notre seul espoir. Le mot « révolution » peut prêter à confusion en raisons de toutes les connotations plus ou moins folkloriques dont il est chargé. Retenons simplement qu’il s’agit d’une rupture et d’un dépassement et que miser sur la continuité constitue la politique du pire.

3. Tu parles de « déconsommation ». Elle est inéluctable. Si nous ne la choisissons pas, elle s’imposera à nous brutalement. Mais envisageons les choses avec circonspection. Apparemment, tout est clair : nous consommons trop, donc nous devrons bientôt nous serrer la ceinture. Là où nous avions 10, nous n’aurons plus que 3 ou 4. C’est simple comme un problème d’arithmétique de l’école élémentaire. Puisque, selon certains calculs, nous épuisons l’équivalent de ce que pourraient offrir trois planètes, nous devrions diviser notre consommation par trois. Apparemment rien à redire. Pourtant, la simplicité même de la conclusion risque de masquer la véritable nature du problème. 
Transposons. Attention ! la fable n’est pas à prendre à la lettre, ce serait trop facile.
Imaginons un pays où la quasi totalité de la population se livrerait à l’ivrognerie, la consommation courante d’alcool équivalant à trois fois une consommation « normale ». Résultat, tous les habitants de ce pays seraient des alcooliques chroniques. Personne n’y verrait vraiment à redire jusqu’au jour où, les conditions de la production de vin et de spiritueux ayant radicalement changé, un rationnement inévitable obligerait à se contenter de doses bien plus faibles. Les autorités auraient alors le choix de rationner drastiquement l’alcool et laisser les gens à leur état de manque, ou d’imposer à tous une cure de désintoxication au nom d’une doctrine de circonstance : l’alcool, c’est mal. 
Mais boire comme un trou quand on est alcoolique, est-ce vraiment la même chose que boire de l’eau quand on a soif ? Quelle est la situation que l’on peut considérer comme « normale » ? Au delà de l’alternative entre rationnement et culpabilisation, n’y a-t-il pas une autre voie ? Ne pourrait-on pas se demander pourquoi nous consommons autant et, surtout, pourquoi cette surconsommation nous semble si naturelle, si nécessaire ? 
Je suis convaincu que la surconsommation est le symptôme d’un état de dépendance pathologique, que cet état constitue le véritable problème, et non les privations qui se profilent à l’horizon. La frugalité n’est pas un gros mot, elle peut découler d’un choix assumé et même s’imposer à nous comme une évidence et non comme une frustration ou une brimade. Une libération en quelque sorte. Tout le problème est là. Ce qui nous manque actuellement, c’est une claire compréhension de notre propre dépendance et la perception qu’un changement de notre mode de vie pourrait être un pas en avant et non une régression.

4. Par ailleurs, quand tu parles de déconsommation, tu en fais une exigence pour l’avenir. Or, si l’on y regarde de plus près, dans nos sociétés dites développées, une forme de déconsommation paradoxale est à l’oeuvre de façon agressive depuis les années 80. Les salaires ne cessent de baisser, les inégalités se creusent. Le terme de surconsommation doit donc être utilisé avec discernement. Cette surconsommation n’est pas seulement quantitative ; elle est surtout qualitative. Je tendrais plutôt à parler de consommation orientée, voire forcée. Si les conditions de vie ont changé depuis trente ans, ce n’est pas seulement en plus ou en moins. Certains aspects fondamentaux de notre vie se sont dégradés qualitativement : impossibilité pour les gens ordinaires de se loger dans les lieux « intéressants », transports quotidiens de plus en plus longs, de plus en plus chers et de plus en plus déficients, malbouffe, chômage endémique. Pour compenser cette dégradation, des secteurs de substitution « low cost » ont proliféré : télé poubelle pour tous, produits standard à bas prix, internet, réseaux sociaux, idéologies pourries. La forme qu’a prise ce qu’on appelle la surconsommation est particulièrement préoccupante, en tant que comportement de substitution et orientation vers des formes de consommations de plus en plus dégradées et un mode de vie de plus en plus aliéné.
Il ne faut jamais perdre de vue que dans une société entièrement investie par les rapports capitalistes, la consommation n’est pas au premier chef un moyen pour les consommateurs d’accéder à une vie correspondant à leurs désirs. Elle est d’abord une condition de la valorisation du capital.

5. Récapitulons. Nous connaissons une conjoncture paradoxale : la nécessité de limer les coûts de production contribue à réduire la part salariale, mais la consommation doit pourtant s’accroître. Ce tour de force s’opère de trois manières: d’abord par la marchandisation de tous les aspects de la vie quotidienne. Aucune dimension de l’existence, aucune ressource vitale, aucun moment de notre vie ne doit échapper à la valorisation capitaliste. Tout doit être la source d’un profit, tout doit s’acheter. En second lieu par un mode de consommation à deux vitesses : un pour les super riches et l’autre pour la masse en voie de paupérisation et de marginalisation. L’alcoolisation des masses se poursuit donc, mais avec des produits de plus en plus frelatés. Notons en passant que le mode de consommation des super-riches n’est pas plus éclairé que celui des pauvres. La différence est cette fois bêtement quantitative et non plus qualitative. Les riches consomment la même bouillie que les pauvres mais en quantité illimitée, « à gogo » et sous des formes hypertrophiées. Une Rolex n’est qu’une montre, une ferrari n’est qu’une voiture, les produits de luxe ne sont que des produits.

6. Les affrontements qui ont marqué la vie d’un pays comme la France pendant plus de six mois sont un révélateur glaçant de la véritable nature de la démocratie. La démocratie représentative est un système qui permet, tout en sauvegardant les apparence par le suffrage universel, de déléguer le pouvoir à des spécialistes. Ces « désordres inadmissibles » jettent une lumière crue sur la délégitimation des revendications exprimées par les masses, la marginalisation de la main d’oeuvre jetable, l’abandon pur et simple d’une population qui n’intéresse plus les « premiers de cordée ».

7. L’ampleur de la catastrophe décrite, l’insistance portée sur l’urgence masquent la misère intellectuelle, morale, psychique où nous pataugeons. Notre crainte de perdre ce qui nous paraît si vital nous rend aveugle et nous empêche de prendre acte de tout ce que nous avons déjà perdu. L’angoisse devant l’avenir nous prive de toute imagination et nous empêche de prendre toute la mesure de la misère présente.

8. Au fond, j’aimerais pouvoir dire que le dérèglement climatique n’est qu’un symptôme, le retour de réel qui sanctionne une erreur fondamentale cosubstantielle au mode de production capitalisme. C’est de cette erreur que je veux parler, c’est d’elle que nous devons nous extraire. Et ce ne sera certainement pas facile. Je souhaite juste me risquer à proposer deux ou trois pistes qui ne seront pas des esquisses de solution, mais plus modestement un appel à penser autrement ou à apprendre à le faire.