Il me reste dix minutes à vivre. Je vais essayer de vous raconter mon histoire. En dix minutes : c’est promis.
Je croyais que j’allais suivre mon petit bonhomme de chemin sans faire de vagues, je me trompais ; je croyais que le monde n’était ni amical ni hostile, je me trompais.
Je me sentais comme en vacances ce jour-là, je venais d’être libéré d’un stage ennuyeux et attendais sans enthousiasme le début du suivant, trois jours plus tard. Il faisait beau, j’avais décidé de marcher un peu. Je vous passe les détails. Une promenade au soleil dans une ville où il pleut trois jours sur quatre, par une température agréable alors que l’hiver n’est pas encore terminé, c’est un plaisir qu’on ne se refuse pas. Mais c’est un plaisir si simple, si banal, qu’on n’éprouve pas le besoin d’en parler. Or, tout d’un coup j’ai vu arriver sur le trottoir un homme qui a tout de suite attiré mon attention. Un peu plus grand que la moyenne, maigre, marchant assez lentement, mais très droit, la tête haute, comme s’il fixait un point situé légèrement au-dessus de la tête des passants. Il était habillé d’un complet sombre, vraiment démodé. Il avait aussi un chapeau noir comme on n’en porte plus. Il allait son chemin, parfaitement à l’aise au milieu de tous ces gens si différents de lui, comme s’il était sûr de passer inaperçu, et cela ne le rendait que plus voyant. Je l’ai croisé, j’ai continué mon chemin, et aurais oublié l’incident si…
J’aurais donc oublié l’incident si, le lendemain, au moment de traverser la ville en quête de quelque papier insignifiant et pourtant nécessaire à mon nouveau stage, je n’avais revu cet homme. J’allais arriver sur le quai du métro, la rame était déjà là. Trop tard pour moi. Le coup de klaxon habituel retentit, les portes vont se fermer, et je l’aperçois qui monte, sans se presser. La rame s’éclipse, je reste seul sur le quai. La rame suivante est arrivée peu après. J’appuie pour ouvrir la porte et je le vois qui descend, bien droit. A travers la vitre, je l’ai suivi un instant du regard : toujours le même port de tête, toujours la même démarche. C’était bien lui. Je venais d’assister à un événement impossible.
Finalement, le stage prévu n’a pas eu lieu. J’avais encore une journée devant moi et il faisait toujours beau. J’avais donné rendez-vous à une copine. Nous voulions boire un verre avant d’aller au cinéma. En entrant dans le café, j’ai revu l’homme : il était assis à une table tout au fond, il regardait droit devant lui. Il n’y avait aucune consommation sur la table. Mais je l’ai vu aussi sur le trottoir, une fraction de seconde. J’ai compris alors : ils étaient deux. Et le voilà qui revient ; il passe devant la vitre, je dis à ma copine : « Tu vois ce type derrière la vitre ? » Elle me demande : « Lequel ? » Il est vrai qu’il passait beaucoup de monde sur le trottoir… « Le type en noir, avec un chapeau… Retourne-toi discrètement, il y a le même assis à la table du fond…» Elle se retourne : « Il n’y a personne à la table du fond ».
Ces apparitions commençaient à me troubler, d’autant plus que je semblais être le seul à les remarquer ou, du moins, à les trouver bizarres. Elles continuaient. Je savais qu’ils étaient plusieurs, au moins trois, peut-être plus. Le même costume, la même taille, la même démarche, et surtout le même visage vague, inexpressif, hors du réel. Je ne pouvais pas sortir de chez moi sans tomber sur l’un de ces personnages. Il fallait que je fasse quelque chose.
J’ai décidé d’en arrêter un et de lui demander qui il était et ce qu’il faisait là. Pour moi, ce n’était pas si facile: je suis plutôt timide. Je n’ai pas attendu longemps. J’en aperçois un, je l’aborde : « Excusez-moi, Monsieur… » Il s’immobilise un instant, tourne la tête vers moi, sans dire un mot. Je vois ses yeux bleus qui flottent dans le vide. Soudain il accroche mon regard, fronce légèrement les sourcils, esquisse un petit sourire, et reprend son chemin. J’avais l’air malin en lui courant après et en criant : « Monsieur ! Monsieur ! ». Les passants me regardaient. Oui, c’était moi qu’ils regardaient, étonnés.
J’ai alors décidé de les suivre. Rien de plus simple, en apparence : il y en avait toujours trois ou quatre dans mon champ de vision. Mais ils semblaient ne pas se connaître. Ils ne se saluaient pas, ne s’arrêtaient jamais pour se parler. Ils passaient, simplement. La filature était à la fois facile (je ne les perdais jamais de vue), déroutante (je ne savais jamais si l’homme que je voyais était toujours celui que j’étais en train de suivre) et épuisante (ils ne s’arrêtaient jamais). L’humanité se métamorphosait sous mes yeux. Il me semblait que ces hommes en noir, de plus en plus nombreux, prenaient la place des gens que je voyais ordinairement sans les voir. Mais là, je ne voyais qu’eux. Cela devenait effrayant. D’autant plus que les gens « normaux » n’avaient pas l’air de s’émouvoir. Ils vivaient leur vie, voilà tout.
Et il a fini par arriver, ce fameux matin. La substitution était achevée. Plus un seul passant « normal », plus une seule femme, plus un enfant : rien que des hommes en noir. Je m’étais mis en route et me préparais à prendre le métro une fois de plus, mais à quoi bon. Arrivé sur le quai, je me suis assis, pour faire le point. J’observais. Une dizaine d’hommes en noir déambulaient sur le quai, de chaque rame descendaient des hommes en noir aussitôt remplacés par d’autres hommes en noir. Ils regardaient tous dans le vide, ne s’arrêtaient jamais de marcher… Sauf un.
Tout au bord du quai, à une dizaine de mètre, il se tenait immobile, tourné vers moi et je ne pouvais éviter son regard pourtant si vague, ni son demi-sourire narquois. Une rame s’est arrêtée, puis elle est repartie : il ne bougeait pas. Des hommes en noir étaient descendus, d’autres étaient montés : lui, il restait là.
Il était toujours tourné vers moi, et cela faisait bien une demi-heure que j’étais assis là, moi qui ne m’éternise jamais dans le métro, qui ne m’assieds jamais sur ces sièges de plastique… Il ne bougeait pas ; il était là à cause de moi, pour moi, j’en avais la certitude.
Une rame venait de quitter la station, le quai était presque vide. Je me suis levé, je suis allé droit vers lui et je lui ai crié : « Qu’est-ce que tu me veux? Qu’est-ce que je t’ai fait ? Vous ne pouvez pas me laisser tranquille, tous? » Il n’a pas bougé d’un millimètre. Je l’ai agrippé par la veste, il n’a pas fait un geste ; moi, je n’ai pas hésité une seconde. Il est tombé en arrière sur les rails, au moment précis où la rame suivante jaillissait du tunnel. Il ne m’a pas lâché du regard, et toujours ce sourire…
Et alors, tout s’est passé très vite. J’ai senti qu’on m’attrapait, qu’on me jetait à terre. J’ai reçu plusieurs coups de pied et j’ai perdu connaissance. Je me suis réveillé dans une cellule. Presque aussitôt, on est venu me chercher pour m’interroger. Il n’y avait pas d’hommes en noir. On m’a assis sur une chaise, j’avais des menottes. Un grand type s’est approché, il a demandé qu’on m’enlève les menottes, on lui a répondu que j’étais dangereux, on m’a laissé mes menottes. Ces choses-là dépassent l’imagination ! Les questions étaient toujours les mêmes. On me demandait si je connaissais Monsieur Sébastien Berthelot; je disais que non, et invariablement on me demandait si c’était moi qui l’avais sauvagement attaqué et balancé sur les rails au moment où la rame arrivait… Tout était vrai, et tout était faux : j’avais bien poussé un homme sur la voie mais je n’avais rien à voir avec la description insensée qu’on faisait de moi. Et pourtant, ils étaient bien réels, ces interrogatoires interminables, l’odeur de sueur et de cigarette de ce bureau, la moiteur de mes vêtements crasseux, le goût du sang dans ma bouche !
Pendant toute la durée des interrogatoires, je n’ai pas vu un seul homme en noir.
Au procès non plus. Ils semblaient avoir disparu. Et lorsque j’en parlais, personne ne me croyait, comme si cela n’avait jamais existé. Le procès a été particulièrement pénible. Mes amis m’avaient complètement abandonné. Le tribunal était rempli d’inconnus. On ne parlait que de Sébastien Berthelot, ce père de famille, cet homme si bon et si dévoué, et du monstre qui l’avait si lâchement assassiné, sans aucun motif. L’un et l’autre m’étaient devenus complètement étrangers. Et mon avocat, qui ne cessait de me répéter : « Ne vous faites pas de souci, tout ira bien ! » Une bataille de mots insensée se déroulait par-dessus ma tête. Je les laissais tous débiter leurs fantaisies. Une fois de plus, tout était vrai, tout était faux. Mon avocat défendait sans trop se fatiguer la cause d’une sorte d’inconnu qui m’était indifférent.
Le verdict est tombé : j’étais condamné à la peine de mort.
Cette annonce absurde m’a réveillé d’un coup : « Ce n’est pas possible ! La peine de mort a été abolie depuis plus de vingt ans dans ce pays ! » Mon avocat a mis sa main sur mon épaule et m’a dit, pour la dixième fois au moins : « Ne vous faites pas de souci, tout ira bien ! » Il me parlait comme à un demeuré, comme à un enfant…
Plusieurs jours ont passé depuis le verdict. Plusieurs nuits surtout, interminables, à m’agiter sans pouvoir fermer l’œil.
Hier soir, seulement, vaincu, épuisé, j’avais enfin cédé au sommeil, un sommeil massif, pétrifiant. Et soudain, j’ai senti qu’on m’appelait. On me secouait, énergiquement mais sans méchanceté. C’était le moment. La pendule indiquait quatre heures du matin. Il y avait déjà trois personnes dans ma cellule. On m’a fait passer des vêtements propres, j’étais abattu. On m’a conduit dans les couloirs de la prison. Je n’ai pas résisté, mais j’étais si faible qu’on devait me soutenir. Une porte s’est ouverte et j’ai découvert mon bourreau. Il se tenait debout, le regard vague. J’ai tout de suite reconnu ses yeux bleus, son demi-sourire, son complet noir, et j’ai compris.
Terminé.
Magistral !
Je reconnais ce texte sans le reconnaître, comme si tu l’avais réécrit, précisé des années après sa publication sur que-vent-emporte.
Le même malaise y passe, déroutant, un départ d’angoisse.