A chacun son parcours, sinueux et souvent erratique, dans la vaste forêt des textes.

Passé le temps des études et libérés du chemin strictement balisé des lectures obligatoires, nous évoluons souvent au hasard, et c’est bien ainsi. On tâtonne, on se fourvoie, et ce n’est pas trop cher payé pour de véritables découvertes.

Les « vraies » raisons de lire tel ouvrage ou d’aborder tel auteur viennent toujours après coup. Et, après coup, il est facile de disserter abondamment sur la pertinence du choix qui a été fait, sur son caractère quasi nécessaire. On fait l’innocent, laissant croire que ces raisons, si laborieusement construites, étaient présentes dès le départ. Le flou dérange et quand on pense l’avoir surmonté, on n’aime pas trop y revenir. Dommage, car c’est dénier la part de risque, les hésitations, les impasses, sans lesquels aucun résultat n’aurait été possible. Prenons-en acte et, mettant provisoirement entre parenthèses nos conclusions, rebroussons chemin jusqu’à ce moment où le hasard et quelques (mauvaises) raisons nous ont confronté à Wittgenstein pour la première fois.

Cette manière de faire est elle-même fortement inspirée de Wittgenstein lui-même. En effet, quiconque s’interroge sur un état de choses donné a le choix entre deux points de départ : « Pourquoi en est-il ainsi ? » ou « Comment en est-on arrivé là ? » Wittgenstein nous encourage fermement, chaque fois que nous tente la question « Pourquoi ? » (c’est-à-dire dans presque tous les cas) à nous déporter sur la question « Comment » ?

La question « Pourquoi ? » provoque une béance que nous cherchons à remplir à tout prix au moyen d’explications apparemment satisfaisantes, mais dont le fondement n’est nullement garanti; elle nous fait basculer du versant des faits sur celui du pur discours. En revanche, la question « Comment ? » nous oblige à rester amarrés aux faits ; elle nous conduit à détailler les phases d’un processus ou la structure d’un événement. Le plus souvent cela suffit.
Ainsi, plutôt que d’argumenter pour expliquer pourquoi la lecture de Wittgenstein est importante, je vais raconter comment j’y suis arrivé, par quel chemin, au terme de quel long processus, s’est imposée la nécessité d’en parler ici.

Wittgenstein jouit d’une certaine aura médiatique et passe pour un auteur mystérieux (ce qu’il n’est à aucun moment). Cela en jette de pouvoir lâcher dans la conversation, l’air de rien : « J’ai lu le Tractatus et cela m’a beaucoup plu ».

Incontestablement, iI y a de cela dans mon premier mouvement. On « fait » Wittgenstein comme on « fait » le Palais des doges ou les pyramides de Gizeh. C’est futile, mais peut-être faut-il passer par là pour accéder à des raisons moins discutables.

Ma première approche m’a laissé interdit et passablement frustré ; si je n’avais eu que cet écrit déconcertant pour assouvir mon appétit, j’aurais certainement baissé les bras. Heureusement pour moi, une seconde chance m’a été accordée, avec les Recherches philosophiques.
Ce ne fut pas beaucoup plus lumineux au premier abord; mais avant de commencer à comprendre de quoi il était question dans ce livre, j’ai perçu une très intense affinité entre la manière de Wittgenstein et mes propres aspirations. J’ai rapidement compris que cette approche attentive aux faits, qui laisse indéfiniment ouvertes les questions abordées, où l’on s’interdit de faire semblant ou de tricher en inventant des processus cachés dans les coulisses, où l’on ne cède jamais à la séduction des mots, constituait l’exemple le plus accompli de ce que j’espérais. J’ai été très touché de la rigueur de cette pensée qui refuse de s’afficher comme une doctrine, qui n’hésite devant aucune remise en question, qui ne cède rien à l’ego de celui qui la porte.
Il y a une forme d’ascétisme chez Wittgenstein qui conduit au deuil de toute Vérité définitive, au deuil de la systématisation nécessaire, au deuil de la doctrine, au deuil de toute vanité personnelle.

J’ai longtemps pataugé là dedans, et ma patience a finalement trouvé sa récompense. Quelque chose a commencé à prendre forme sous mes yeux, ou plutôt dans la bouillasse de mes pensées. Cette laborieuse maturation m’a rapproché non pas tant de la « pensée de Wittgenstein » que des questions centrales auxquelles il s’est toujours consacré et dont ces ouvrages témoignent, comme les vestiges d’un campement le font du passage d’une expédition. Ces question sont en grande partie les miennes et les oeuvres de Wittgenstein constituent tout à la fois un sentier que je tente de suivre et un bâton de marche sur lequel je m’appuie pour avancer.

Quand on s’aventure en terre inconnue, on doit pouvoir se fier à ses yeux, ses oreilles, ses bras, ses jambes. Toute déficience de ce côté-là pourrait être fatale. Or, si le regard et l’ouïe peuvent défaillir, c’est aussi le cas de notre capacité de penser. Nous cherchons une vérité ; nous confondons représentation et réalité, nous tenons les aspirations du désir pour les conditions de son accomplissement. Une discipline du savoir est nécessaire pour qui veut tenir sa route et ne point tromper ceux qui d’aventure lui font confiance. Confusion des registres, profusion des croyances contradictoires, décervelage sont notre lot quotidien. Ce petit détour par Wittgenstein nous aidera peut-être à rester sobres et lucides en ces temps difficiles.