La lecture attentive d’un texte de longueur modeste constitue un très bon point d’entrée dans une oeuvre complexe et, à maints égards, déconcertante.
Je ne crois ni aux résumés ni aux vastes synthèses. Les monographies consacrées à la pensée de tel ou tel auteur ne valent que pour les examens ou les concours, quand il faut recracher un savoir gobé à la va-vite. Je n’en ai jamais rien retiré de consistant, en tout cas rien qui ait pu nourrir ma propre réflexion.
C’est toujours à la source, dans les textes eux-mêmes, qu’il faut prendre son appui. Il est indispensable de percer la surface d’aller au coeur, de coller à l’oeuvre, d’essayer de « penser dans », de faire émerger sous les apparences du texte le mouvement même de la pensée. On ne peut pas aborder un auteur sans jouer son jeu (même si l’on n’est pas d’accord avec lui), sans se couler dans sa pensée, sans se dire : si j’étais cet auteur, quel cap prendrais-je à ce stade de mon parcours ? Pour bien digérer, il faut être capable d’imiter jusqu’au pastiche.
Sauf que…
Cette dépendance temporaire étant acquise, on ne saurait s’y complaire ; il faut impérativement s’en affranchir.
Notre approche des textes se ressent encore beaucoup trop de l’interprétation des textes religieux considérés comme définitifs, univers clos d’une réflexion captive.
Or, toute pensée est mouvement et toute oeuvre philosophique jamais plus qu’un propos d’étape dont la principale raison d’être est de réunir les conditions de son propre dépassement.
Si c’est vrai de la philosophie, cela vaut a fortiori pour chacun de nous.
Nous examinerons le Cahier bleu, rédigé par Wittgenstein entre 1933 et 1934.
The Blue book, in Ludwig Wittgenstein, The Blue and Brown Books, Harper perennial, 1965
La plupart des écrits de Wittgenstein se présentent sous une forme fragmentaire, seule expression possible d’une pensée en train de se faire, ou, mieux, comme des tableaux composés d’un agencement de taches colorées se recouvrant en partie.
Le Cahier bleu, ne correspond que partiellement à cette description, car il s’agit d’un document de travail destinés à des étudiants. Il procède d’un souci explicite du lecteur, souci plutôt absent dans le reste de l’oeuvre. Cela nous éloigne un peu du foyer où la réflexion prend son essor, mais ce texte constitue une très bonne mise en condition, car il est destiné à prévenir les malentendus et à baliser le chemin d’étudiants à la démarche encore mal assurée.
Rien ne remplacera la lecture du texte lui-même, mais je ne me fais guère d’illusions. Les lecteurs de ce blog sont rares, et plus rares encore ceux qui s’imposeront cet exercice salutaire. Pour la même raison, un commentaire qui requerrait la présence permanente du texte original ne constitue pas une option réaliste.
Pourrait-on envisager une paraphrase de l’ouvrage, une sorte de résumé synthétique ?
Ce serait un piège, car le texte de Wittgenstein ne s’y prête pas, en dépit des apparences. Certaines oeuvre supportent d’être résumées au prix d’une perte supportable d’information, d’autres s’en trouveraient complètement détournées de leur sens ; c’est le cas du Cahier bleu.
Un musicien serait bien placé pour comprendre ce ce que je veux dire ici. Ce texte peut être décrit comme une suite de variations sur quelques thèmes fondamentaux. Il ne se présente pas sous la forme linéaire d’un enchaînement de raisons, mais sous la forme itérative, voire cyclique, d’un empilement de courtes séquences.
Wittgenstein ne se détache jamais des singularités et se refuse à doubler le réel (comme on double un véhicule) par la voie des généralisations. A ses yeux, passer d’un cas particulier à un cas particulier sans jamais basculer dans la généralisation, sans jamais gommer les exigences de la singularité, c’est tout ce que peut faire un philosophe. A ceux qui voudraient toujours savoir ce qu’il y a de commun à tous les éléments d’un ensemble, qui pensent en termes d’essence et s’imaginent pouvoir ainsi produire des concepts définitifs, il répond qu’on ne peut guère aller plus loin que la reconnaissance d’un air de famille, de certaines affinités, de possibilités de regroupements plus ou moins flous.
Le but n’est alors pas d’accéder au vrai, mais bien plus modestement de ne pas céder aux mirages du langage, de garder le cap envers et contre tout sans se dérouter vers des eaux apparemment plus calmes.
De toute manière, aucun port n’est susceptible d’offrir un abri sûr. Tout aboutissement serait illusoire. Le philosophe digne de ce nom avance sur la pointe des pieds et – c’est là le point essentiel – résiste aux séductions de son propre discours.
Je choisirai donc une présentation du même type enchaînant des textes relativement brefs, peu articulés les uns sur les autres, avec des redondances nombreuses mais salutaires. Chacun marquera un moment de réflexion, un angle d’attaque, une nouvelle variation sur un motif déjà exposé.
Et quels sont les thèmes ?
Tout au centre, le langage sous ses deux aspects : comme clé de tout savoir, de toute communication entre les hommes, de toute relation au monde, mais aussi en tant que limite infranchissable de toute connaissance, de toutes communication entre les humains, de toute relation au monde.
Autour de ce centre, au plus près, la question du sens, le statut délicat de la philosophie, la subjectivité de toute pensée.
N’oublions jamais que c’est en tant que philosophe et au nom de la philosophie que Wittgenstein s’exprime, d’un bout à l’autre de son oeuvre. La philosophie – n’hésitons pas à nous répéter – est hantée par ses propres limites qu’aucune de ses productions, jamais, ne franchira. Une oeuvre est forcément provisoire.Elle peut être belle comme peut l’être un spectacle qui n’existe qu’autant qu’il dure et qu’il faudra reprendre du début sitôt le rideau tombé. Les seuls acquis définitifs portent sur la manière, jamais sur les résultats. On ouvre de nouveaux chemins, mais c’est toujours pour repartir de zéro.
En tant que philosophe, Wittgenstein nous avertit qu’aucun problème philosophique ne pourra être résolu avant que tous les problèmes ne le soient, ce qui revient à affirmer que philosopher constitue une tâche tout à la fois nécessaire et impossible.
Ça donne envie de lire ce Cahier ! Il existe aussi : un Cahier brun, un Cahier jaune, un Cahier rose… Wittgenstein se serait bien entendu avec Alejandra Pizarnik.