Refuser (provisoirement) la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot? » n’a rien à voir avec l’idée que le concept de sens soit inconnaissable, qu’il renvoie à une vérité cachée. Tous les arrière-mondes sont possibles puisque leur non-existence est indémontrable ; mais comme notre champ d’action se limite strictement à ce monde-ci, nous n’avons rien à attendre d’une théorie qui serait fondée sur une telle « possibilité ». Le champ du savoir est donc strictement délimité, ce que n’est pas celui du langage, apte à articuler le faux comme le vrai, l’impossible comme le possible, le possible comme le réel. Si l’on franchit ses limites le savoir s’efface devant la croyance. Or, ce n’est en aucun cas de croyance ou d’opinion qu’il peut s’agir ici.
On passerait à côté de ce que Wittgenstein veut dire si l’on voyait en lui un pourfendeur de la métaphysique. Sur ce terrain-là, il s’abstient ; c’est le sens de la fameuse formule tant de fois citée : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». La raison n’a pas de prise là-dessus ; le philosophe, s’il se réclame de la raison, doit donc suspendre tout jugement quand il le faut. Affirmer qu’il n’y a pas de vérité cachée, ce serait admettre la possibilité d’en débattre et l’espoir d’arriver à un résultat. Wittgenstein n’est en aucune manière quelqu’un qui se prononce pour ou contre, quelqu’un qui pratiquerait le dogmatisme de la négation péremptoire contre celui de l’affirmation péremptoire. Il ne nie pas non plus qu’il y ait des choix à faire, des partis à prendre. Simplement, cela doit se dérouler sur un autre plan. La philosophie doit laisser de côté une fois pour toutes les spéculations sans espoir et se limiter strictement à notre condition d’êtres de langage, à ce rapport médiat et complexe au réel qui nous distingue des autres êtres sensibles.
Au travail donc, et commençons par ceci : il ne suffit pas de fabriquer quelque chose qui pourrait être un signifiant pour qu’il en soit un, en d’autres termes pour qu’il ait un sens. Toutes les phrases que nous prononçons n’ont pas forcément un sens, même si cela ne saute pas aux yeux. Un sens doit leur être conféré, ce qui revient à dire que certaines conditions doivent être remplies pour cela, faute de quoi ces propositions n’ont de place légitime dans aucun débat, dans aucune réflexion.
L’erreur que nous commettons avec la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot? » c’est de supposer que telle qu’elle nous est présentée là, la proposition remplit les conditions de sa « signifiance » , et de nous engager allègrement dans l’élaboration du discours le plus apte à servir de réponse.
Entendons-nous bien. L’absence de sens n’est pas inscrite dans la question elle-même, comme s’il y en avait de bonnes par nature et de mauvaises par nature. Il n’est donc pas juste de prétendre que Wittgenstein ait tout dit en distinguant d’une part des énoncés pourvus de sens et d’autres qui n’en auraient pas. On doit plutôt dire qu’il distingue des énoncés qui répondent aux conditions du sens, et d’autres qui sont simplement en vacance ou en attente de sens (attente qui peut être vaine).
Etre un signifiant, avoir un sens, cela tient à la manière dont l’énoncé en question est utilisé. Un énoncé a un sens s’il peut avoir un usage (une grammaire, dit Wittgenstein) dans l’exercice de la langue telle que nous la parlons.
Ainsi, la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot ? » n’est pas dépourvue de sens dans l’absolu. Mais elle ne peut en avoir un si nous parvenons à trouver un contexte dans lequel elle devient pertinente. On peut dire que le Cahier bleu est consacré à la définition d’un tel contexte.
C’est intéressant, mais faute d’avoir lu l’essai ça reste vague pour moi.
Tu commences le dernier paragraphe par :
« L’erreur que nous commettons avec la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot? » c’est de supposer que telle qu’elle nous est présentée là, la proposition remplit les conditions de sa « signifiance » , et de nous engager allègrement dans l’élaboration du discours le plus apte à servir de réponse. »
Qu’est-ce que tu entends par « la proposition remplit les conditions de sa signifiance » ? Tu l’expliques ensuite, disant qu’il faut mettre au jour un contexte dans lequel cette proposition deviendrait pertinente (et je suppose que par proposition, ici, tu désignes la question). Mais c’est précisément ce qui m’échappe. Je ne vois pas de contexte, dans la vie quotidienne, dans lequel la question « qu’est-ce que le sens d’un mot » n’ait pas à la fois une part de légitimité et une part de déconnexion. Peut-être que les articles suivants seront pour me répondre 🙂
Pour aller droit au fait, je signalerai que pour Wittgenstein, cette question ne peut induire qu’une réflexion biaisée. Il faut donc, en philosophie, éviter comme la peste les questions du type « Qu’est-ce que (la vérité, le bonheur, le sens des mots, etc) ».
Dans le texte, je dis seulement que cette question paraît avoir du sens, qu’elle a une bonne tête, qu’on a envie de lui faire confiance, alors qu’en fait, ce qui la caractérise, c’est justement qu’elle est vide, elle n’est qu’une apparence de question. Et là, la réflexion se divise en deux « branches » : l’une consiste à faire la critique de ce genre de question, ce qui n’est pas une mince affaire et l’autre consiste à chercher une autre manière de traiter ce qui est en cause. Je tente de suivre la première « branche » dans la suite des articles ; quant à la seconde, disons simplement que si l’on s’y prend autrement, en « situation » et de manière beaucoup plus « concrète », en remplaçant la recherche du « quoi » par celle du « comment peut-on s’y prendre pour… », on peut éviter de s’égarer. Pour Wittgenstein, c’est simple : à la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot? » on substituera cette autre : « Comment explique-t-on le sens d’un mot ? »
C’est plus clair, merci ! 🙂