On ne peut plus faire l’impasse sur ce mélange d’exaltation et d’angoisse qui nous saisit aussitôt que nous nous tournons vers l’avenir proche ou lointain. Nous vivons peut-être une époque formidable à maints égard, mais le sentiment (et non encore la véritable prise de conscience) d’un désastre à venir ou même déjà en cours nous envahit. Nous ne savons pas exactement quelles formes il prendra, mais sa survenue prochaine s’impose à nous comme une certitude.

Nous laissons à des gens plus qualifiés le soin de faire valoir leur expertise et ne nous engagerons pas dans le débat, au demeurant légitime et tout à fait nécessaire qui porte sur le dérèglement climatique, sur le saccage de notre environnement, sur la sauvagerie qui s’affirme dans les rapports humains, sur le grotesque en politique et d’autres sujets du même genre.

Notre propos, ici, est d’un tout autre ordre, plus philosophique peut-être, ou, pour user d’un mots moins connoté, soucieux avant tout des conditions permettant le surgissement de telles calamités.

Nous nous focaliserons sur un processus étroitement lié à notre manière de vivre et qui monte en puissance de façon inquiétante : la neutralisation, voire la dissolution de la capacité même de penser.

Cette idée peut sembler parfaitement incongrue à une époque où le niveau de formation de l’ensemble de la population s’est accru, où les activités les plus modestes réclament un savoir-faire de plus en plus complexe. Mais ne confondons pas capacité de penser et expertise.

L’expertise est la compétence mise au service d’un système complexe, d’une technologie toujours plus sophistiquée, de tâches de gestion sans cesse plus pointues. Elle se présente comme une capacité élevée de répondre à des contraintes de fonctionnement dans un domaine rigoureusement délimité, sans que le système lui-même soit nullement mis en question ; elle se signale non seulement par un cloisonnement étroit des compétences mais surtout comme une posture de soumission à des exigences tenues pour supérieures. Ces exigences sont de moins en moins celles que peuvent exprimer des personnes réelles dans une société hiérarchisée ; elles découlent de la dynamique propre d’artefacts impersonnels.
Tout au contraire, la pensée, ce que du moins nous désignerons de ce nom, est la capacité de remonter jusqu’à la racine de notre propre désir et, ce qui revient au même, de nous interroger lucidement sur le sens de ce qui nous arrive, de reprendre en main notre propre destin. Elle vise toujours le tout et non la partie et prend tout le recul nécessaire pour mettre en lumière les relations de dépendance, les dénoncer et leur échapper autant que faire se peut. Elle n’abdique devant aucune instance qui se donne pour supérieure, elle jette le soupçon sur tout ce qui paraît aller de soi.

Pour des raisons qu’il nous faudra mettre en lumière, plus l’expertise croît dans une société donnée, plus la capacité de pensée s’atrophie.

Si nous avions la moindre appétence pour le conspirationnisme (autre ennemi de la pensée au demeurant), nous pourrions facilement nous laisser convaincre qu’une véritable guerre se livre contre la pensée, menée par des gens qui ont un intérêt à ce que nous ne pensions pas. Les exemples, d’ailleurs, ne manquent pas à l’appui de ce fantasme, le plus grossier et le plus voyant étant la captation de la puissance des technologies de communication au profit de la publicité, de la propagande, du fanatisme, voire de l’escroquerie politicienne la plus basique. Il est vrai que tout système ouvre un espace à des charognards qui contribuent par ailleurs plus ou moins activement à son renforcement, mais il ne s’agit là que d’un effet d’aubaine et l’on ne saurait inverser le rapport de causalité en prétendant que les manigances de ces profiteurs constituent la clé de compréhension du système. Il nous faut prendre acte du fait que « nous » avons créé des outils qui aujourd’hui nous tiennent sous leur dépendance, « nous » avons transformé le monde en profondeur et sommes devenus les prisonniers de notre propre construction. L’expertise, surtout la plus pointue, est la fonction indispensable à la perpétuation et au renforcement au de cette dépendance.

Nous manquons de recul pour apprécier dans toute son étendue l’évolution d’une civilisation technicienne telle que la nôtre. Mais il semble bien qu’elle se caractérise par deux phases distinctes : la première est marquée par l’euphorie d’un progrès matériel évident et par une emprise croissante sur des croissances apparemment illimitées ; dans la seconde, où nous nous trouvons engagés désormais, les artefacts que nous avons créés fonctionnent de manière automatique et ne se maintiennent que dans un accroissement exponentiel de leur propre puissance, échappant désormais à tout contrôle.

Un sursaut est donc nécessaire, sursaut de pensée et non surcroît d’expertise, pour retrouver un minimum de lucidité et tenter de reprendre la main, s’il n’est pas déjà trop tard. La question, en effet, n’est pas de se remettre à penser comme si, par pure distraction, nous avions oublié de le faire, mais bien de savoir si nous en sommes encore capables. Il est urgent de s’extraire de l’ornière, de revenir à nous-mêmes. Avant même de voler au secours du monde humain qui se défait, avant même de chercher à savoir ce qui nous arrive, un faisceau de question s’impose : Est-ce bien cela que je veux ? Qu’est-ce que je veux ? Qu’est-ce que vouloir ? En un mot : qu’en est-il du désir, de notre enracinement dans la vie ? Le désir, cela même qui nous constitue le plus profondément, c’est ce qui se trouve le plus directement visé, aliéné, dévoyé dans le monde que nous connaissons. Jusqu’au désir de vivre, jusqu’au désir même de seulement survivre.
Au travail donc !