N’oublions jamais que le langage est une création humaine et qu’à ce titre il n’a rien de surnaturel. Le sens des mots ne saurait être une vertu mystérieuse des mots eux-mêmes. Par ailleurs, le langage est quelque chose de mouvant, il change en permanence, quoique suffisamment lentement pour laisser croire à son immobilité. Les mots naissent, entrent dans l’usage, voient leurs formes et leurs sens évoluer et peuvent tomber dans l’oubli. C’est une illusion de penser que le système structuré des mots et celui des signification coïncident. L’un ne va jamais sans l’autre mais chacun évolue selon des lois qui lui sont propres. Les significations ne sont donc pas fixées. On peut user, pour comprendre cela, de la métaphore de deux flux très lents, qui ne suivent pas forcément la même direction et qui ne se mélangent pas. Le flux du sens sous le flux du signifiant n’est pas très rapide; mais il ne tarit jamais. C’est pour cela qu’un dictionnaire n’est jamais définitif.
Si nous tendons à supposer, à tort, que le sens est une propriété des mots, c’est parce que la langue préexiste à chacun des individus qui sont appelés à la parler. L’usage courant de la langue ne suppose pas qu’on sache comment les mots sont apparus au cours de l’histoire ni comment la langue est construite, ni même comment elle évolue. En dépit de cela, et c’est la voie choisie par Wittgenstein, on peut toujours se référer à la manière dont chacun de nous trouve sa place dans la langue commune et en particulier comment, de la façon la plus banale, dans l’enfance le plus souvent, nous acquérons le sens des mots que nous utilisons.
Nous le faisons par un processus d’attribution de sens. Si les mots ont un sens, c’est parce que nous le leur avons donné.
Conclusion, le sens est le résultat d’un travail avec la matière du langage. Le sens est dans la mise en oeuvre concrète de celui-ci; il apparaît quand nous parlons ou écrivons et ne possède aucune existence en dehors de cette pratique.
En d’autres termes, le sens est le produit d’une rencontre entre un locuteur et le langage commun ; il ne se manifeste que quand un mot est prononcé, écrit, lu ou entendu. C’est pourquoi l’on peut dire qu’il n’a pas d’existence par lui-même, pas plus que le virage à droite dans la conduite automobile. Le virage de l’automobile n’est pas un « quelque chose », il procède entièrement de la décision du conducteur en fonction de la configuration de la route qu’il suit.
D’ailleurs, le même virage peut être négocié de plusieurs façons : plus ou moins large, en ralentissant, en accélérant – le tracé global de l’automobiliste reste le même à l’échelle macro, mais il y a dans la façon dont chaque automobiliste aborde le virage une petite particularité. (Je repense, dans cette métaphore, à l’histoire de la connotation qui accompagne les mots que nous utilisons.)