Renoncer à la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot? » n’enlève rien au fait que le souci du sens est parfaitement légitime. Alors, peut-on trouver une « bonne » manière d’y réfléchir ?
La démarche que nous avons écartée consistait à partir de l’idée générale que nous nous faisons d’un mot et à nous demander ce qui, dans un mot quelconque, correspond au sens de celui-ci. Mais nous avons beau scruter le mot de toutes les manières, nous ne saurions isoler le moindre « quelque chose » qu’on pourrait désigner de ce nom. Il faut en déduire que le sens du mot n’est pas dans le mot lui-même.
Wittgenstein procède tout autrement. Il s’affranchit de tout souci de généralisation et se borne à chercher une situation de la vie courante qui rende visible la mise en rapport d’un mot et d’un sens. Pour cela, nul besoin d’audacieuses spéculations.
Nous serons alors en mesure d’observer comment un simple objet matériel, un groupe de phonèmes ou un ensemble de traces sur une feuille de papier peut se métamorphoser en signifiant.
Autre mise en garde préalable : il ne s’agit pas là de la seule situation capable d’illustrer cette mise en relation, c’est simplement la plus simple et la plus parlante qu’on puisse trouver.
Nous avons donc remplacé la question de départ par une autre. Il restera à savoir si cette substitution est légitime et si elle nous conduit bien là où nous souhaitons aller.

La question « Qu’est-ce que le sens d’un mot » devient donc « Comment un mot acquiert-il un sens ? » et voici la situation que retient Wittgenstein :
1. Un élève se trouve confronté à un mot qu’il n’a jamais ni entendu ni vu jusqu’ici, supposons que ce soit le mot « stylo ».
2. Il se trouve que ce mot désigne un objet présent dans le champ de vision de l’élève.
3. Le professeur prononce le mot « sylo » et désigne du doigt l’objet correspondant.
4. L’élève sait désormais quel est le sens du mot « stylo ».

N’en déduisons pas que le sens du mot stylo soit l’objet lui-même ! Si nous considérons les choses attentivement, nous verrons qu’il ne se situe ni dans le mot, ni dans l’objet que le mot désigne, mais dans la relation du mot à l’objet, relation tout à fait arbitraire, établie (ou rappelée) par le professeur et désormais acquise par l’élève.
Il est bien clair que cette situation, que Wittgenstein appelle la définition ostensive, ne convient qu’à certains mots. On ne doit donc en aucun cas la considérer comme une présentation générale et exhaustive de l’attribution de sens. Mais rappelons-nous, une fois de plus, qu’il ne s’agit pas de décrire comment on explique le sens des mots en général, mais juste de trouver un exemple aussi simple que possible où l’attribution de sens ait bien lieu et soit bien perceptible.
L’exemple est particulièrement bien choisi, parce que la principale source de confusion à ce propos nous vient du fait que tous les mots que nous découvrons au cours notre vie ont déjà un sens, si bien qu’ils ont l’air de porter ce sens avec eux. Pourtant, il serait plus juste de dire qu’isolé de tout usage, dans un livre fermé par exemple, le mot retourne à son état purement matériel et perd toute signification. Celle-ci lui est donc restituée à condition que le mot soit articulé ou lu, à condition qu’il en soit fait usage.
Dès lors, quand nous avons affaire à un mot de la langue, nous le distinguons de tous les autres et nous le reconnaissons, exactement comme nous distinguons dans la rue une personne connue.
Le signifiant présente deux caractéristiques : a) il est distinct de tous les autres signifiants, il est singulier du fait de sa différence ; b) il prend docilement le sens qu’on veut bien lui donner, à condition que le locuteur et le destinataire s’accordent sur cette dotation.
Le consensus à propos du sens des mots est la condition de toute communication. Il est si bien assumé qu’il semble se passer de l’acquiescement des usagers et échapper à tout contrôle. En outre, il n’est ni figé ni univoque ; comme nous l’avons vu dans la note précédente, il évolue en permanence. En outre, il n’est pas possible de savoir précisément si deux interprètes différents comprennent tel mot de la même manière. Il peut y avoir une marge de divergence relativement importante sans qu’on ait à redouter de véritables malentendus.