Une fois qu’un mot a été défini de manière ostensive, une fois donc qu’un sens lui a été attribué, il est possible de vérifier le bon fonctionnement du langage en demandant à quelqu’un de reconnaître dans un groupe d’objets celui dont on prononcera le nom. C’est, là aussi, une situation d’une grande simplicité.
Nous constatons ainsi que le mot prononcé est effectivement compris. Il a été reconnu, ce qui veut dire que le jeu de phonèmes utilisé a été correctement interprété. Mais alors une question se pose. N’est-on pas obligé postuler l’existence de processus mentaux cachés pour que cet acte d’interprétation nous devienne compréhensible ?
Cette dernière question est éminemment problématique. J’espère qu’en la formulant on se rendra compte qu’elle constitue une source d’embarras considérable. Le point où cette question se pose est ce point critique où l’on peut soit basculer dans l’ornière, soit rester sur le chemin.
A première vue, nous n’avons le choix qu’entre deux attitudes :
a) Nous admettons l’existence (impossible à démontrer) de ces processus mentaux et intégrons ces derniers à notre théorie du fonctionnement du langage;
b) Nous décrétons l’inexistence (impossible à démontrer) de ces processus mentaux nous nous arrangeons pour construire une théorie qui en soit complètement affranchie.
A plusieurs reprises, Wittgenstein précise qu’il ne nie pas l’existence des processus mentaux.
J’aimerais souligner ce fait car il permet d’aller un peu plus loin dans la dissipation d’un malentendu déjà évoqué. Nier l’existence de processus mentaux, c’est présupposer que la proposition « Il existe des processus mentaux » peut être affirmée ou niée, tenue pour vraie ou pour fausse. Or, ce que Wittgenstein dit et répète, c’est que certaines proposition sont indécidables et c’est justement le cas de toutes celles qui portent sur d’éventuels processus mentaux. Indécidable, cela veut dire qu’on ne peut en tirer aucune conclusion fondée, si bien qu’on ne peut que s’abstenir sur ce point. En d’autres termes, une proposition indécidable n’a pas d’usage possible (non illusoire, non trompeur) dans la pratique, même si elle est correctement formée du strict point de vue de la langue.
Ainsi donc, nier catégoriquement l’existence de tels processus, ce serait, dans la logique de cette réflexion, un comportement dogmatique.
Faut-il dès lors prendre acte de l’aporie et passer à autre chose ?
Pas vraiment, car si nous sommes enclins à postuler l’existence de tels processus, si ces derniers nous semblent quasiment naturels, ce n’est pas sans raison. On ne saurait donc balayer la question sans autre forme de procès.
Essayons de comprendre de quoi il s’agit ici.
Une première remarque : demandons-nous si la situation à laquelle nous sommes confrontés nécessite que nous invoquions de tels processus mentaux ou, pour dire les chose un peu différemment, si c’est nécessairement par ce biais que nous accéderons à la réponse attendue. soumettons-nous à une discipline toute simple qui consiste à ne compter que sur le strict nécessaire et à chercher dans toute la mesure du possible ce minimum parmi les données mesurables et observables. Libérons le champ de la réflexion de tous les concepts incertains s’ils ne sont pas indispensables, car ce sont ces concepts qui contaminent et finissent par biaiser toute la suite de notre élaboration.
Certes, ce que nous voudrions expliquer par l’opération de processus mentaux, nous ne l’inventons pas, cela a bel et bien lieu dans notre univers phénoménal quotidien. Mais il est possible et même probable que ce qui nous rend perplexe, comme ce « mystère » du sens des mots, trouve son explication sans que nous ayons à sortir du champ des phénomènes. Pour cela, nous devrons orienter notre recherche autrement : plutôt que de chercher à savoir pourquoi il en est ainsi, demandons-nous plutôt comment cela se passe et par quelles démarches on peut en arriver là.
Par ailleurs prenons acte d’une condition essentielle qui domine l’ensemble de notre démarche : le langage n’a aucun pouvoir sur le réel. Le réel fournit l’univers de référence qui légitime le discours, mais ce qui ne peut se décider que dans le champ du langage n’oblige pas le réel. Nous ne sommes pas des magiciens, nous n’avons pas le pouvoir de produire du réel au moyen du langage. Dans ces conditions, la question de l’existence ou de la non-existence des processus mentaux, tant qu’elle procède exclusivement du discours, ne pourra pas être tranchée. Elle n’a simplement pas de sens.
De manière analogue, mais non semblable, si je dis que l’existence de Dieu ne fait pas partie des hypothèses sur lesquelles je m’appuie, que la proposition « Dieu existe » n’a pas de sens pour moi, cela n’implique absolument pas que je défende la thèse inverse. On ne peut même pas dire que je laisse la question ouverte, car la question même est dénuée de sens. La preuve de la non-existence de Dieu est déterminée par le concept de son existence. Si nous constatons que la proposition « Dieu existe » n’a pas de sens, alors la question « Dieu n’existe pas » tombe du même coup dans le domaine de la croyance, de l’opinion, ce qui sort du champ de notre réflexion actuelle.
Rappelons-nous exactement quelle est la question : Nous voulons savoir ce que nous disons quand nous parlons du sens d’un mot. Déterminons donc ce qui nous sera strictement nécessaire pour y répondre de manière satisfaisante.
Deux sortes de propositions s’offrent à nous lorsque nous cherchons à comprendre ce qu’il en est de notre existence, de notre présence au monde :
a) des propositions relevant de l’expérience, fondées sur un vécu analysable et b) des propositions métaphysiques qui, elles ne relèvent que du discours.
Le problème est que nous prenons souvent les propositions métaphysiques pour des propositions d’expérience et que nous les traitons comme telles. Notre manière de parler nous induit à en dire plus que ce que nous sommes effectivement fondés à le faire. Le langage exerce sur nous une fascination trompeuse. Pour Wittgenstein, les choses sont claires : les embarras de la philosophie ne sont dus qu’à un mauvais usage du langage.
Pour en sortir, il nous faut une approche qui, d’une part, nous préserve de décoller du champ de l’expérience, de manière à déboucher, d’autre part et si c’est possible évidemment, sur une formulation qui ne doive rien à une hypothèse invérifiable (les fameux processus mentaux).
Ce n’est pas de la magie, comme si, d’un coup de baguette, nous pouvions neutraliser certains éléments nécessaires de la réponse. C’est simplement une manière de rendre visibles les aspects superflus, mythologiques en quelque sorte, de notre explication du sens et de ne jamais nous détacher du monde réel.
Il faut une certaine dose de confiance pour admettre qu’un phénomène qui se produit devant nous puisse être démonté, déconstruit, de manière satisfaisante, sans quitter le champ du visible. Le tour de force de Wittgenstein est d’avoir la rigueur suffisante pour y parvenir.
La suite de ce travail consistera à mettre en lumière la discipline de pensée, l’ascèse, dont Wittgenstein fait preuve et à décrire ce que nous pouvons appeler sa méthode.