A propos des processus mentaux et de l’esprit, le problème n’est pas tant l’esprit ou ces fameux processus mentaux, que le schéma « il y a de la fumée, donc il y a nécessairement du feu » qui s’impose à nous chaque fois qu’il faut résoudre un problème. La fumée appelle le feu en quelque sorte et, d’une façon générale, un état de choses réclame une cause.
Cette structure est tout à fait pertinente et féconde dans le champ scientifique, car la règle selon laquelle la cause d’un phénomène observable doit appartenir au même registre que ce phénomène y est strictement respectée. Elle l’est par définition, en quelque sorte. Mais les problèmes les plus fondamentaux que nous pose notre existence, ceux que nous appelons philosophiques, et d’autres qui sont à la frontière de la philosophie et de la science, ne peuvent être traités avec la même rigueur. Si malgré tout si nous prétendons le faire, nous produisons des chimères. Il serait d’ailleurs plus juste de dire que, ces chimères, nous les invoquons, car nous les portons avec nous depuis les origines de la pensée, inscrites même à l’intérieur du langage commun au point de le biaiser. On peut dire que la langue que nous parlons pâtit d’une lourde hérédité.
La tentation est grande, dans ces conditions, d’en appeler à une langue épurée, libre de toute pesanteur historique, artificielle. Après avoir hésité sur ce point, Wittgenstein y a renoncé. La langue courante est bien celle qui doit nous servir à tout dire, au prix de quelques précautions.
Il y a bien plus qu’une différence de degrés entre un phénomène observable et un « phénomène » occulte. Il s’agit en effet de deux registre radicalement différents. Notre usage courant du langage tend à masquer cette différence : dans la phrase, ce sont les mêmes mots, en gros, qui valent dans les deux cas. Vu par un bout, tout cela forme un tout harmonieux et vu par un autre c’est une illusion pure et simple.
Dans le cas qui nous occupe, le concept d’esprit tel qu’il s’impose à nous en dehors de toute critique et l’idée que l’explication des questions psychologiques suppose le recours à des processus mentaux occultes, sont des sortes de mirages, ce qui n’exclut pas que dans d’autres contextes, sous d’autres conditions, ils trouvent leur domaine de validité. Nous y reviendrons.
D’un côté, l’on se dit : Comment ferait-on sans processus mentaux et sans ce milieu propre aux processus mentaux qu’on appelle l’esprit ? De l’autre, on s’efforce en vain d’articuler ce discours selon les normes des phénomènes matériels et tangibles. Il y a là deux « grammaires » (comme dit Wittgenstein) du mot phénomène, qui ne sont pas compatibles.
Alors de deux choses l’une : ou bien l’on considère que c’est tout à fait normal, qu’il n’y a aucune difficulté à cela, et alors on stoppe immédiatement la lecture de cet article, ou bien on se rend compte qu’il y a là quelque chose de franchement bizarre qui nous met dans l’embarras. Si c’est le cas, continuez à lire, ce ne sera pas trop choquant.
Ce qui est en cause, c’est le fait que ces fameux processus mentaux s’imposent à nous quasi naturellement, contaminent un discours qui se veut rigoureux et empêche de reconnaître que ce discours peut être fondé sur d’autres bases bien plus solides, qu’il convient de mettre en lumière. C’est comme si nous allions cueillir dans l’univers des mots et des idées des « objets » qui seraient juste taillés à notre mesure pour les injecter de force dans le réel.
Peut-on sortir de cette difficulté ? Wittgenstein nous y invite, mais à la condition que nous acceptions de faire ce qu’on appelle un pas de côté.
Pour user d’une analogie, cela ressemble à la transition d’une vision monoculaire qui confond tous les plans à une vision binoculaire qui introduit une profondeur insoupçonnée jusqu’ici, qui permet de distinguer clairement différents plans et, surtout, de séparer ce qui ne va pas ensemble.
C’est tout le propos de Wittgenstein et c’est tout ce que nous aurons à comprendre.
Résumer tout cela en quelques mots est évidemment impossible, mais on peut néanmoins indiquer les principales directions à suivre.
Commençons par distinguer le réel et le symbolique. Cette opposition ne nous vient pas de Wittgenstein, mais elle nous paraît tout à fait en phase avec la perspective adoptée par ce dernier. Le réel, c’est ce qui a lieu, ce que nous ne pouvons que constater ; le réel pour nous est constitué de faits ou d’état de choses (et non de choses – nous y reviendrons). Le symbolique c’est tout ce qui relève d’un un système de représentation, le principal de ces systèmes étant le langage. Les systèmes de représentation suivent leurs propres règles et ne peuvent influencer le réel. Il peuvent tout juste en parler, le décrire. Pourtant, nous retrouvons ici la question du sens déjà évoquée. Ce qui est symbolisé, mis en discours dans le cas du langage, c’est toujours notre expérience, laquelle est toujours d’abord du réel.
La fonction principale du langage est de nous permettre de garder le contrôle de notre existence dans toutes les circonstances de notre vie individuelle et collective.
Pour cela, nous devons en permanence nous informer de ce qui nous arrive.
Le problème, c’est que nous sommes extrêmement opportunistes et peu rigoureux. Le savoir scientifique constitue une exception conquise de haute lutte. Dans la vie quotidienne tout peut convenir, le vrai comme le faux, à condition que cela fonctionne suffisamment et ne nous mette pas en danger. Quatre siècles de progrès des sciences ne nous ont pas guéris du fait que nous fonctionnons essentiellement à partir de croyances, de mythes, d’histoires improbables.
Alors comment faire si nous nous réclamons de la philosophie, c’est-à-dire d’un discours qui prétend au vrai, mais qui ne dispose pas des outils de vérification de la connaissance scientifique ? Comment faire de la philosophie sans dire n’importe quoi, sans céder à l’ivresse d’un usage incontrôlé du langage, sans se payer de mot pour dire les choses simplement ?
C’est tout l’enjeu de ce cycle de réflexions.
D’accord avec toi pour distinguer l’ordre du réel et celui du symbolique (tu t’en doutes…)
Mais !
Question : il faut néanmoins, pour parler, un corps en état de le faire – un système nerveux en état, un cerveau en état. On ne produit bien sûr pas encore du symbolique, mais c’est la condition pour former le réel des mots, qu’il s’agisse de les articuler ou de les écrire. Est-ce que ce point de départ n’est pas l’indice d’un lien, même inexplicable, entre les processus mentaux et la sphère du symbolique ? Pour moi, observer que l’un ne va pas sans l’autre parle en faveur d’un lien. Et si l’on ne peut rien dire de ce lien, on peut ensuite se taire, ce qui plairait à Wittgenstein. Ça te paraît choquant, si je laisse une petite place discrète aux processus mentaux pour te suivre dans la suite ?