Quand nous abordons philosophiquement des notions telles que le sens, la pensée, le langage, ou encore le temps, nous sommes toujours tentés de nous demander : Qu’est-ce que le sens ? Qu’est-ce que la pensée ? Qu’est-ce que le langage ? Qu’est-ce que le temps ?
Cette formulation est trompeuse et l’on peut s’en rendre compte facilement.
La question « Qu’est-ce que…? » fonctionne de manière à nous donner l’impression que se révélera (comment ? où ?) un « quelque chose » qui soit le sens, la pensée, le langage ou le temps. Erreur de perspective, puisque, si nous faisons bien attention à la formulation, il ne s’agit jamais que de l’appel à une définition du mot temps ou du mot pensée, etc. Nous confondons naïvement le plan du langage et celui du monde réel. Nous ne prenons pas acte de ce que d’autres appelleront l’autonomie du symbolique. Du point de vue de sa signification, un mot renvoie toujours à d’autres mots, jamais à une chose.

Nous avons relevé dans le texte précédent qu’en nous interrogeant sur un phénomène, c’est-à-dire sur quelque chose qui s’enracine au-delà du champ du symbolique, quelque chose qui s’impose à nous sous une forme sensiblement énigmatique, quelque chose qui demande à être expliqué, nous devions pas lâcher prise, nous devions coller au phénomène rester dans le registre du phénomène et ne pas nous laisser prendre aux sortilèges du langage, et cela d’autant plus que c’est au moyen du langage que nous devons le faire, avec des mots, avec les ressources du symbolique. Nous savons, là, que nous travaillons avec des mots sur autre chose que des mots, autre chose, que les mots peuvent expliciter mais non transformer.
Plus encore, les mots que nous utilisons dans ce cas peuvent être flous et incertains. Le flou et l’incertitude quant à l’usage et donc quant au sens est une caractéristique des mots du langage. L’autonomie du champ symbolique rend ce flottement inéluctable.
Bref, nous ne devons en aucun cas ni traiter les phénomènes comme s’ils étaient des mots et croire que nous pourrons en rendre compte simplement en définissant les mots qui servent à les désigner, ni nous cramponner au vain espoir de délimiter le réel en agissant exclusivement sur les mots.
Résumons-nous.
Un phénomène est scientifique si nous pouvons l’expliquer par ses causes de manière à pouvoir le reproduire à volonté. Mais nous avons vu qu’il y avait bien des aspects de notre existence pour lesquels nous ne pouvons pas donner de cause, soit parce que nous ne disposons pas des moyens de les traiter scientifiquement, soit parce qu’ils ne peuvent l’être en aucune manière.

En revanche, tout ce qui nous arrive, à défaut d’être expliqué, peut être décrit.
Cette distinction entre explication et description est bien le noeud du problème.

Et c’est là que nous abordons les questions de méthode. Nous traiterons cette question en différentes étapes.
Dès les premières lignes du Cahier bleu, Wittgenstein annonce la couleur. Nous ne demanderons pas « Qu’est-ce que le sens d’un mot? », mais « Comment un ensemble de phonèmes peut-il devenir signifiant? » ou « Comment explique-t-on le sens d’un mot ? »
La question « Qu’est-ce que…? » appelle la définition d’un mot dans le registre du symbolique, dont on ne sort pas. La question « Comment parvient-on à…? » appelle la description d’un processus dans le registre du réel qu’on ne quitte pas, même si l’on procède avec des mots, c’est-à-dire avec les moyens du symbolique.
Cette ligne de partage entre le symbolique et le réel (qui vaut pour Lacan tout aussi bien) est donc fondamentale. Si nous ne l’établissons pas, si nous ne la respectons pas, nous ne comprendrons rien à Wittgenstein. Cette ligne de partage distingue également le mot et la chose.

En guise de conclusion provisoire, insistons sur un point sur lequel nous reviendrons. L’autonomie du symbolique n’implique pas que celui-ci soit une sphère complètement refermée sur elle-même. Les mots ont un usage et cet usage vise à définir le meilleur rapport possible des humains que nous sommes avec notre environnement, avec le monde. Il y a donc un lien essentiel entre le symbolique et le réel. Si nettement qu’on les distingue, l’un n’ira jamais sans l’autre. Pour le décrire, nous emprunterons à Lacan la notion de « point de capiton ». Points de contact. Ce par quoi les mots restent amarrés aux choses.
La définition ostensive est un bel exemple de ces points de capiton. Elle n’est possible que pour certains mots et à certaines conditions. Ce sont les mots qui désignent des objets du monde que nous savons isoler ; le plus souvent des objets quotidiens. Et il importe que leur désignation soit dénuée d’ambiguïté. Si je montre une chaise, celle ou celui à qui je la montre doit savoir s’il mon geste désigne la chaise elle-même ou sa couleur, sa position, la matière dont elle est faite, etc.

Le terme de « point de capiton » appartient à la technique des matelassiers. Un matelas comporte deux faces séparée par un bourrage de crin. Pour que le matelas ne prenne pas la forme d’une boule, les deux faces sont liées l’une à l’autre en divers endroits par des points de couture qui forment de petites dépressions et que l’on maintient par des sortes de boutons.