On ne peut plus faire l’impasse sur ce mélange d’exaltation et d’angoisse qui nous saisit aussitôt que nous tentons d’évoquer notre avenir commun, proche ou lointain. Nous vivons peut-être une époque formidable à maints égard, mais le sentiment (et non encore la véritable conscience) d’un désastre à venir ou même déjà à l’oeuvre nous envahit. Nous sommes incapables de dire quelles formes il prendra, mais sa survenue prochaine s’impose à nous comme une certitude.

Nous laissons à des gens plus qualifiés que nous le soin de poursuivre et d’approfondir le débat nécessaire sur le dérèglement climatique, sur le saccage de notre environnement, sur la sauvagerie qui s’affirme dans les rapports humains, sur le grotesque en politique et d’autres sujets du même genre. A ce propos, nous formulerons seulement l’hypothèse que tous ces phénomènes ne sont que les différents aspects, étroitement liés entre eux, d’une même problématique.

Chercher des solutions est évidemment nécessaire et urgent ; mais cette recherche même suppose une réflexion qui ne se déroule pas exclusivement sur le plan technique, une interrogation sur le sens. Il s’agit pour nous de ne pas simplement réagir à la situation mais de remettre en question le sens même de notre action. Notre propos ne se focalisera donc pas directement sur les causes du désastres et la recherche des remèdes.

Un des traits marquants de cette phase critique de l’histoire est la neutralisation de la capacité même de penser, voire sa dissolution pure et simple.

Cette idée peut sembler parfaitement incongrue à une époque où le niveau de formation de l’ensemble de la population s’est accru, où les activités les plus modestes réclament un savoir-faire spécialisé. Mais ne confondons pas capacité de penser et expertise. L’expertise est la compétence mise au service d’un système complexe, d’une technologie sans cesse plus sophistiquée, de tâches de gestions sans cesse plus pointues. La pensée – ce que j’appelle ainsi – est la capacité de porter un regard lucide sur l’état de choses présent, de s’interroger sur notre désir et, ce qui revient au même, le sens de ce qui nous arrive, de jeter les bases d’un avenir possible. Or, tout semble indiquer que plus s’accroît notre expertise, plus notre capacité de pensée s’atrophie.

Nous ne savons même plus, tout simplement, nous demander ce que nous voulons, mettre en question la vie que nous menons, nous risquer dans la recherche de notre propre identité.

Si nous avions une certaine appétence pour le conspirationnisme (autre ennemi de la pensée au demeurant), nous dirions qu’une véritable guerre se livre contre la pensée, menée par des gens qui ont un intérêt à ce que nous ne pensions pas. Et certes, les exemples ne manquent pas, le plus grossier et le plus voyant étant la captation de la puissance des technologies de communication au profit de la publicité, de la propagande, du fanatisme, voire de l’escroquerie politicienne la plus basique. Il est vrai que tout système ouvre un espace à des profiteurs qui contribuent par ailleurs plus ou moins activement à son développement, mais il s’agit d’un effet d’aubaine et l’on ne saurait inverser le rapport de causalité en prétendant que les manigances de ces profiteurs constituent la clé de compréhension du système. Il nous faut bien plutôt prendre acte du fait que «nous» avons créé des outils qui aujourd’hui nous tiennent sous leur dépendance. Cette dépendance est un effet pervers inévitable ce que j’appelle l’expertise, terme que j’opposerai désormais systématiquement à celui de pensée.

La pensée, avons-nous dit est interrogation sur le sens; mais parler ainsi, c’est encore rester dans le vague.
La question la plus pressante n’est pas de savoir comment sortir de l’impasse, mais bien plutôt de savoir si nous le voulons vraiment. Nous ne manquons pas de ressources pour trouver des solutions ; en revanche, l’inertie générale, l’aboulie, le désarroi constituent aujourd’hui le principal obstacle, le véritable danger. On dira que les choses sont ainsi parce que la majorité des humains n’a pas pris véritablement conscience de la gravité de la situation. On peut l’admettre, mais aussitôt, remarquons que ce constat ne résout rien.

On peut alors se demander si la situation même qui nous mène à la crise ne se caractérise pas elle-même par un puissant pouvoir démobilisateur, si elle ne comporte pas, inscrite dans son propre développement, cette dépossession, cette déconnexion de chaque individu avec la totalité, cette destruction de tous les relais qui permettraient à chacun de peser son poids, de jouer son rôle, d’exercer un pouvoir. C’est le propre de tous les processus sans sujet que de neutraliser toutes les forces conscientes capable d’en infléchir le mouvement.

Ma conviction est que si tous ceux qui pourraient se mobiliser pour chercher, mais aussi pour accepter et assumer des réponses techniques ne commencent pas par se reconquérir eux-mêmes, par se reprendre en main comme êtres désirants assumant leurs désirs, comme expression de la vie et de la volonté de vivre, il ne se passera rien, on ne sortira pas de l’aboulie et de la stupeur. Il est temps pour nous d’ouvrir les yeux sur le fait que nos artefacts ne sont pas au service de la vie, qu’ils sont même la réalisation de ce qui ressemble le plus à la mort.

Il n’y a pas de solution à la question du sens, sauf à passer par l’obscurantisme religieux, la Vérité mortifère. Nous ne luttons pas pour l’avènement d’une vérité ultime, car il n’y en a pas. Nous luttons pour la création de vérités temporaires, éventuellement divergentes, des vérités périssables, évolutives, provisoires, comme nous-mêmes nous sommes périssables, évolutifs et provisoires. Nous ne cherchons pas le sens, nous le créons et sitôt créé il s’évanouit, nous contraignant à un souci constant, à une vigilance incessante, à un effort de création sans fin. Et si l’on veut bien y réfléchir un peu, cet effort de création sans fin, c’est tout simplement la vie.