En dépit des apparences, ce blog n’a pas vocation à commenter des textes d’auteurs, même si, en tout état de cause, le commentaire doit occuper une place décisive dans toute réflexion personnelle. Décisive, soit, mais néanmoins subordonnée.
Mais alors que chercherons-nous ici ? La question peut-être risible tant ce blog est confidentiel, plus discret encore qu’un pavillon de banlieue : quelques passants distraits, un coup d’oeil furtif sur le jardin, mais guère plus ; qui s’y attarderait ? Mais cela ne m’émeut pas, car mon propos n’est pas de vendre quoi que ce soit à qui que ce soit. Coquetterie ? Cela se peut, mais une autre raison gouverne ce parti pris: la publicité détruit ce qu’elle vante en même temps qu’elle en amplifie la diffusion. Elle s’interpose entre l’utilisateur et le produit, induit une croyance illégitime à propos de celui-ci et en biaise l’usage. Mieux valent trois lecteurs que trois cent mille consommateurs.
Mais venons-en au fait.
Nous sommes tous des êtres divisés. Côté face, des individus singuliers, opaques aux autres ainsi qu’à nous-mêmes, et sujets incertains de nos comportements. Chacun est seul à ressentir ce qu’il ressent comme il le ressent, même s’il tente de l’exprimer dans le langage de tous. Côté pile, des êtres de pensée, capables de se décentrer suffisamment pour se représenter dans sa totalité l’univers dont ils font partie et dont ils sont irrémédiablement captifs, capables d’exprimer ce que l’on ne peut ni voir ni toucher pour imaginer ce qui n’est pas, pour appeler à la réalisation de ce qui manque. Nous nous distinguons de tous les êtres vivants par cette capacité d’englober tout le concret dans de vastes concepts, de mettre hors champ toute la singularité du réel au moyen d’abstractions généralisantes. Comme un animal pris dans un piège qui se mettrait tout à coup à penser le piège pour tenter d’en comprendre le mécanisme au lieu de simplement se débattre à l’intérieur, pouvoir d’émerger temporairement de l’état de choses où nous sommes empêtrés pour penser un « temps » et un « lieu » autres, dans une dimension qu’on ne doit pas qualifier de spatio-temporelle, mais de symbolique ou, si nous prenons les choses dans le sens très concret que lui confère la tradition aristotélicienne : de métaphysique. Pas d’affolement, il ne s’agit pas d’un gros mot, est métaphysique ce qui est d’une autre nature que la physique : le champ de la représentation dans sa structuration propre, opposé au champ du représenté. Mettre en oeuvre cette capacité jusqu’au bout, mais en veillant à conserver toute la lucidité possible, c’est une exigence que nous ne prenons pas suffisamment au sérieux, alors même que par les temps sombres que nous abordons, elle est devenue un devoir, une nécessité absolue.

Ce devoir de lucidité s’impose en effet tout particulièrement aujourd’hui, alors que le référentiel général de notre existence commune est menacé d’effondrement. Nous savons d’ores et déjà que nous ne pouvons nous obstiner dans la voie que nous suivons actuellement sans nous heurter à très brève échéance à des limites insurmontables. Et nul besoin d’être un génie pour savoir que notre manière de penser la vie est caduque et que, pour l’heure, nous ne percevons aucune issue vraiment accessible.
Toute forme de réflexion ayant la moindre prétention à la lucidité doit intégrer cette urgence absolue. Pour autant, même s’il y a sérieusement de quoi, il ne s’agit pas de céder à la panique, puisque paniquer reviendrait à neutraliser les moyens qui nous restent encore. Toute réflexion aujourd’hui doit donc impérativement se définir par rapport aux menaces du moment présent.

Je viens d’utiliser, comme s’il allait de soi, le terme de « référentiel général ». On peut entrevoir de quoi il s’agit, mais le terme reste beaucoup trop vague. Précisons les choses : ce référentiel n’est pas la nature, l’environnement, le cadre de vie, le monde, fût-ce l’univers entier. Il ne faut pas l’entendre comme un ensemble de choses, et encore moins comme quelque chose que nous pourrions tenir à distance de nous, que nous pourrions traiter comme un objet à étudier, à transformer ou à préserver. En attendant de le définir plus précisément – ce sera un des objectifs de ce blog – contentons-nous ici de le présenter comme un équilibre dynamique, évolutif, fragile, dont nous sommes nous-mêmes indissociables, dont nous commençons à peine à comprendre le fonctionnement et que nous sommes en train de perturber fortement, de manière peut-être irréversible.

Que faire alors ? Dans une situation aussi grave, il n’est plus temps de se demander ce qu’ « on » devrait faire en général ; l’urgence nous impose d’agir ici, maintenant, avec les moyens du bord, chacun à son niveau, sans jamais se laisser impressionner par des arguments du type : à quoi bon prendre les devants ; de toute façon, ce que je puis faire à mon niveau est totalement négligeable et ne changera rien, etc. Ce serait, je crois, la pire manière d’aborder la question. Rien ne changera si chacun attend des autres une action salvatrice. Nous ne manquons pas d’indications précises pour ménager l’environnement et pour tenter de tenir à distance quelques années de plus la catastrophe qui s’annonce. Chacun peut se montrer vertueux dans de toutes petites choses et c’est déjà beaucoup.

Mais cela ne suffit pas, bien évidemment. La crise ne résulte pas d’une addition de négligences individuelles et ne sera pas surmontée par un surcroît de bonne volonté. L’emprise de l’espèce humaine sur son environnement dépasse infiniment la somme des comportements individuels ; elle tient à la constitution de systèmes démesurément puissants qui opèrent au-delà de tout contrôle. Les individus humains sont profondément liés entre eux et non pas simplement posés les uns à côté des autres. Ils forment des sociétés complexes dominées elles-mêmes par des systèmes tentaculaires. Les initiatives individuelles sont indispensables, mais ne pèsent pas lourd sans une action portant sur le système et surtout sur notre rapport à ce système, sur les représentations que nous en avons. Nous courons à un changement radical de paradigme, d’une ampleur jamais connue jusqu’ici. L’histoire est remplie de ruptures violentes et douloureuses ; des civilisations prestigieuses se sont perdues en quelques décennies ou même quelques années. Certes, dans tous les cas, au-delà de l’effondrement, la vie a pu reprendre, tant bien que mal, sur des bases nouvelles. Mais aucune de ces civilisations du passé n’avait atteint le degré de puissance et d’inertie qui caractérisent le monde humain actuel. L’épreuve qui s’annonce est d’une ampleur presque inconcevable ; elle touche aux conditions mêmes de la vie sur cette planète et survient à un moment où la capacité de survie de chaque individu livré à lui-même, coupé de ses ressources habituelles, est plus réduite que jamais. Si, dans le prolongement du dérèglement climatique proprement dit, le système de santé, l’approvisionnement énergétique, les systèmes de distribution d’eau potable, les moyens de communication et de transport, le commerce mondial, les organismes qui opèrent à la limitation des conflits entrent en crise, nous connaîtrons une situation de péril extrême. L’incertitude quant à ce qui pourrait survenir alors est totale. Je n’ai pas la prétention d’avoir la moindre solution. Pourtant, quelques paramètres s’imposent, au premier rang desquels cette quasi-certitude : les réponses à donner ne seront pas seulement techniques, comme si nous étions devant une grande machine déréglée qu’il suffirait de réparer.
Cet aspect technique est évidemment capital, mais n’agir que dans ce sens ne peut qu’ajouter de nouvelles crises à la crise. D’ailleurs, nous savons d’ores et déjà ce qu’il faudrait faire de toute urgence pour éviter la catastrophe ou tout au moins pour limiter les dégâts. Le problème, c’est que ce savoir est inopérant par lui-même : nous l’avons ou, du moins, nous pensons l’avoir, mais nous sommes incapables de le mettre en oeuvre. Ainsi nous trouvons nous dans cette situation paradoxale d’être parfaitement aptes à mesurer l’ampleur du désastre qui s’annonce, de savoir précisément ce qui est en jeu et comment on pourrait éviter le pire, mais d’être dans l’incapacité d’agir pratiquement dans le temps qui nous est imparti. Les signaux d’alarme nous paralysent au lieu de nous pousser à l’action.
Attribuer cette incapacité à un manque de volonté ne rend pas compte de la nature profonde du problème. Incriminer la perversité des dirigeants et l’égoïsme des nantis n’est pas plus pertinent, même si cette perversité et cet égoïsme existent bel et bien.
Ce qui est en cause, c’est la dynamique incontrôlée et probablement incontrôlable des processus que nous avons développés de manière accélérée en quelques décennies et, corollaire de cette dynamique, la perte de la maîtrise de chacun de nous sur ses propres conditions d’existence. L’impuissance que nous relevions plus haut est une caractéristique particulièrement remarquable de notre histoire récente.
Ceux qu’on appelle les puissants, les décideurs, l’élite, ne maîtrisent pas plus la situation que ceux qui ne font que subir. Ils ont seulement su trouver la position la plus profitable à leurs yeux, se donnant à bon compte et aux dépens du plus grand nombre l’illusion de la richesse, de la puissance, du bonheur. A ce titre, ils ne sont pas moins aliénés que les autres, tant leur conception de la vie est à la fois nuisible, suicidaire et coupée de toute réflexion sur ce que peut véritablement un être humain.
Les masses qui constituent l’essentiel de l’humanité subissent à journée faite une double aliénation : celle qu’ils partagent avec les élites dans leur dépendance à ces processus sans sujet qui nous dominent, et celles qu’ils doivent endurer du fait de leur exploitation par une minorité de prédateurs : inégalités de tous ordres, matraquage idéologique et publicitaire ou matraquage tout court.
L’immaturité intellectuelle, l’incapacité symbolique, la vulnérabilité à toute forme de manipulation ne sont pas des données constitutives, une sorte de fatalité pour l’immense majorité des hommes. Si l’on considère les choses avec un minimum d’attention, on se rend vite compte que tout est fait pour que cet état de dépendance et d’impuissance perdure et se renforce. Ce n’est pas un état, mais un processus qui s’accélère à mesure que nous nous enfonçons dans la crise. C’est notre mode de vie et non pas tant la volonté explicite des élite qui provoque et approfondit la coupure entre les élites et les masses dans la maîtrise du symbolique et la capacité de pensée.
On a pu supposer que l’alphabétisation des masses aurait un effet émancipateur et ce fut en effet le cas dans une large mesure. On a pu supposer que la démocratisation de l’instruction, l’accès à tous à l’enseignement secondaire aurait des effets comparables et l’on s’est lourdement trompé. L’école a certes fourni à la majorité les compétences indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble du système mais elle n’a guère contribué à rendre les élèves plus lucides et suffisamment armés pour devenir aptes penser par eux-mêmes. On a fait d’eux des outils performants, bien adaptés au fonctionnement du système mais, de ce fait même, de piètres acteurs de leur propre vie.
Ce que je mets en cause, c’est l’idée qu’en dépit d’institutions démocratiques, en dépit du principe d’égalité des citoyens, on tienne pour allant de soi que la grande majorité des citoyens se trouve non seulement privée des outils de pensée permettant de saisir les enjeux du moment, mais encore réduite à une forme de minorité intellectuelle sous l’incessante pression de la propagande, de la séduction démagogique, du crétinisme publicitaire. Qu’on parle sans cesse de « pédagogie » à propos de la communication du gouvernement est hautement révélateur.

Ce qui nous manque cruellement aujourd’hui, c’est donc justement le sursaut de lucidité et le minimum de confiance en soi qui permettent à chacun de se risquer hors de sa zone de confort. La première source de la stupeur et de l’égarement est l’impuissance délibérément orchestrée dans toutes nos sociétés développées.
La démocratie représentative se nourrit de la démobilisation des citoyens et les états autoritaires s’aliènent l’énergie des masses par la contrainte qu’ils exercent.
Nous ne nous en sortirons que si chacun atteint le niveau d’autonomie qui lui permettra d’assumer en pleine liberté la part de responsabilité qui lui incombe et de trouver sa place dans un projet collectivement assumé.
C’est sur ces questions que se focalise toute mon attention. Mais comme elles demeurent encore beaucoup trop vastes pour moi et dépassent mes capacités, je me concentrerai sur l’un de ses aspects : la manière dont s’articulent le savoir, la volonté et le désir.
Je choisis pour cela une voie latérale et ma contribution ne sera qu’une tentative très modeste de dévier le courant dominant. D’autres approches sont indispensables, donc excluons tout de suite l’idée que je puisse avoir LA solution.

Pour l’heure, je me bornerai à fournir quelques indications sur la suite de ce blog.
1. Une redéfinition de notre capacité de penser la situation dans laquelle nous nous trouvons, ce qui revient à tenter de reformuler le projet philosophique.
2. La critique de la notion de croyance. Celle-ci joue un rôle décisif dans tous nos comportements, lesquels ne peuvent se fonder seulement sur des certitudes. Une croyance, en elle-même, n’est ni bonne ni mauvaise. Une foule de croyances interviennent dans tous les actes de notre vie, qui serait inconcevable sans le fait de miser sur l’incertain, de se hasarder sans savoir quelle sera exactement l’issue de notre choix; mais c’est aussi l’instrument de toutes les manipulations, de toutes les formes de démobilisation, de tous les fanatismes. Soyons parfaitement clair : il ne s’agit pas de nous purger de nos « mauvaises croyances » pour leur substituer de « bonne croyances ». Ce n’est pas ce qu’il faut croire qui compte, mais la compréhension de ce que croire ceci ou cela met en jeu. Pour cela, seule importe la compréhension par le plus grand nombre des rapports entre le symbolique et le réel, le penser et le dire, entre le discours et le savoir, entre le vouloir et le désir, entre la revendication individuelle et le souci du bien commun.
3. Une telle ambition prête à sourire, j’en conviens. Mais il est impossible de faire l’impasse sur tout cela. S’il était démontré que seule une élite peut y parvenir, que la plus grande partie de l’humanité n’était capable de prospérer qu’en vivant sous influence, je jetterais l’éponge. Or, ce que je constate, c’est que cet état de chose constitue une fonction essentielle du système dont nous constatons la crise profonde. Il y a là des verrous à faire sauter, des pièges à débusquer, une nécessité de se reprendre en main, une exigence de lucidité à satisfaire sans délai.
4. Je refuse ici toute forme de vulgarisation, tout ce qui peut ressembler à une relation inégale de l’expert au profane, du sage au sot, du savant à l’ignorant. Ce que peut formuler la philosophie (puisque c’est bien de philosophie qu’il s’agit) doit parler à tout le monde. La philosophie n’est que l’affinement du regard que chacun de nous est en état de porter sur sa condition d’être humain. Cela ne veut pas dire que tout soit simple. Certain raisonnements présentent un haut degré de technicité. Dans ce cas, il incombe à celles et ceux qui veulent le partager de reprendre à l’envers le chemin qui les a menés là où ils sont, de rejoindre leurs interlocuteurs là où ils se trouvent et de refaire avec eux, sans concession, la route autrefois parcourue. La politesse impose de ne jamais dissocier exigence intellectuelle et clarté dans l’expression.