Nous avons déjà une idée du rôle que joue le surmoi, mais nous ne savons rien encore de ses origines ni de ce dont il est fait.
A ce propos, notre commentaire du chap. 4 s’achève sur une remarque importante que nous allons maintenant développer : la constitution du moi découle de la renonciation inéluctable de l’enfant à ses premiers investissements d’objets, en particulier à la possession complète et exclusive de la mère. Au fond, les choses se présentent comme si le ça avait perdu la partie dans le jeu du « tout et tout de suite ». Cet échec libère d’un coup une somme énorme d’énergie libidinale, laquelle se trouve disponible pour l’établissement d’un nouveau lien, mais cette fois du sujet avec lui-même. Celui-ci capte l’énergie que mobilisait l’investissement des premiers objets perdus, ramenant à lui-même la motion érotique qui le portait vers un dehors qu’il ne pouvait d’ailleurs pas percevoir comme extérieur. C’est le narcissisme.
Au fond, l’enfant selon le ça est comme un ogre qui resterait soudain sur sa faim et devrait réagir à l’effondrement de l’univers illusoire qui correspondait à son mode de fonctionnement, univers dans lequel il ne faisait qu’un avec tout ce qui le comblait.
Il faut donc de toute urgence se donner une consistance, se garantir contre le retour à l’Hilflosigkeit initiale. Nous voyons par là que tout ce qui relève du moi ne préexistait pas à cette catastrophe, que le moi n’est pas une donnée organique, qu’il n’a rien à voir avec la physiologie. Il est entièrement le résultat d’un processus psychique.
Mais cela ne se fait pas du jour au lendemain.
Le moi proprement dit ne sera constitué qu’à partir du moment où l’enfant aura accédé au langage. Sans pouvoir exclure chez tout les êtres vivants évolués un sentiment de soi, la conscience de soi, à savoir la capacité de se mettre soi-même en discours, ne peut advenir qu’à partir du moment où le discours est possible. On est donc forcé de postuler un lien essentiel entre le moi et la maîtrise d’un système symbolique, le langage en l’occurrence. Or, cette maîtrise est précédée d’une phase préparatoire, pré-symbolique. La première ébauche du moi se constitue à ce moment-là, et c’est le surmoi ou le moi idéal.
Le surmoi appartient à la sphère du moi. Le langage y joue un certain rôle, certes, mais sous une forme très archaïque. C’est le langage subi par celui qui n’en a pas encore la maîtrise, mais qui perçoit déjà son importance. Les mots ne se distinguent pas encore des choses. Leur caractère symbolique n’est pas encore maîtrisé, mais ils sont vécus comme des stimuli puissants, bienfaisants ou douloureux. La parole de la mère et celle père jouent un rôle fondamental et le plus souvent cadrant : Non ! Ne fais pas ça. Bravo ! Tu y es arrivé ! Le surmoi procède de l’intériorisation de cette instance de guidage où l’interdit joue un rôle central. La relation à celle-ci est profondément ambivalente. Education et persécution sont étroitement liés. Dans certaines situations pathologiques, le surmoi peut se manifester de façon hallucinatoire sous la forme de voix intérieures dictant des comportements destructeurs.
Le paradigme de la constitution du surmoi est l’incorporation du bol alimentaire. Le surmoi est littéralement avalé par le sujet. Cela ne revient donc absolument pas à « être soi-même » ni à le devenir. Tout au contraire, il s’agit d’assimiler en soi la puissance d’un autre, de devenir cet autre. L’identification se fait au père, ce qui ne veut pas forcément dire qu’on veuille être comme lui. Elle n’est pas le résultat d’un processus conscient. Je suis tenté d’aller chercher une analogie du côté d’un autre mécanisme freudien : l’identification à l’agresseur.
Deux caractéristiques du surmoi se conjuguent : l’hyper normativité, l’hyper moralisme, d’une part, et la proximité du ça d’autre part. Le surmoi est en effet pour le ça un relais privilégié permettant d’accéder au moi et de s’attaquer à lui.
On peut considérer le moi comme une troisième mouture de l’appareil psychique, laquelle vient se glisser dans une ouverture du système que provoque justement la maîtrise du langage. La position du locuteur dessine en effet les contours d’une instance transcendante : le « je » du discours, je que concrétise magnifiquement l’expérience du miroir. La maîtrise du langage détermine un espace nouveau, structuré par la capacité de penser, de juger, de décider, d’élaborer une représentation verbale des expériences vécues et des sensations intérieures. Mais ce « je » ne peut pas être en phase avec le surmoi ou le ça. Le problème du moi, est qu’il lui est difficile de trouver sa place dans un champ déjà fortement structuré. Il ne peut se développer qu’aux dépens du ça et en s’affranchissant du surmoi, avec cette circonstance aggravante que tout cela reste inconscient.

Entre le moi et le surmoi la seule relation possible est la culpabilité. Avant d’aborder la question sous l’angle psychanalytique, une réflexion préalable s’impose, de caractère plus philosophique. En quoi la culpabilité consiste-t-elle ? Si désagréable soit-elle, on ne saurait l’assimiler simplement à un état de malaise. Il y a bien un état de malaise au départ, mais la culpabilité n’en est que l’interprétation, une interprétation le plus souvent biaisée ou carrément erronée. Elle relève du symbolique et met en jeu la représentation de soi. En gros : le malaise que j’éprouve ne peut s’expliquer que par le fait que je ne suis pas à la hauteur, que je bafoue des règles auxquelles j’adhère pourtant profondément, que je déçois et les autres et moi-même, que je ne suis qu’un imposteur, indigne de la place que je crois occuper.
On voit donc bien se profiler ici toute la fragilité du moi, toujours décalé par rapport à ce qu’il « devrait » être. On peut dire que sous le regard inquisiteur d’un surmoi auquel il ne peut se dérober, le moi est une instance constitutionnellement coupable.
Il y a certes une culpabilité consciente, on pourrait même dire justifiée, à condition qu’elle se définisse à partir d’une norme morale explicite, extérieure au sujet en quelque sorte et collectivement reconnue. Mais dans ce cas, il s’agit d’une culpabilité raisonnée (quoique pas forcément raisonnable). Souvent, le préjudice causé est réparable, une dette est contractée qui peut être éteinte à certaines conditions.
Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. La culpabilité qu’évoque Freud est en règle générale dépourvue de motif, ou alors elle s’appuie sur des raisons inadéquates, qui ne résistent pas à l’examen. C’est une culpabilité ravageuse qui mine littéralement le moi. Elle peut être consciente mais justifiée de manière absurde, ou inconsciente et vécue à travers des symptômes ou des comportements profondément destructeurs pour soi ou pour les autres.
Freud se réfère à trois situations pathologiques : la névrose obsessionnelle, la mélancolie (dépression) et l’hystérie. Nous verrons ici se dessiner les différentes configurations possible d’une structure fondamentale.
La culpabilité peut être consciente (le sujet se sent coupable), mais alors les raisons de cette culpabilité demeurent inconscientes. La culpabilité est donc bien là, constatée, et pourtant dépourvue de motif identifiable. C’est la caractéristique de la névrose obsessionnelle. En outre, dans cette dernière, l’objet est sauvegardé et la plus grande partie de l’agressivité peut être évacuée sur lui, alors même qu’elle demeure inconsciente pour le sujet. Freud présente la chose comme une véritable manipulation. Le moi n’assume pas l’hostilité, mais le surmoi le traite comme s’il était effectivement coupable. Il y a bien un comportement digne d’être sanctionné, mais il est refoulé. Ne reste plus que la culpabilité. Culpabilité limpide du point de vue du surmoi, absurde du point de vue du moi.
– Dans la mélancolie, le coupable est désigné. Le surmoi vise directement et explicitement le moi qui est atteint dans la l’estime qu’il peut avoir de lui-même, l’amour qu’il se porte. C’est le moi qui est désigné comme cause de tout ; il mérite toute la haine que le sujet peut porter en lui. Toute la violence du moi est alors retournée contre le moi lui-même, avec des risques de suicide considérables.
– Mais la culpabilité peut être inconsciente, non ressentie, comme c’est le cas dans l’hystérie. C’est la culpabilité elle-même qui est refoulée ressurgissant aussitôt sous la forme du symptôme. D’une certaine manière, le corps qui paie pour le moi. Et c’est à travers l’interprétation des symptômes somatiques que la recherche analytique pourra remonter à la culpabilité refoulée.
Qu’est-ce qui relie ces trois cas de figure ?
Tout d’abord, pour Freud, une grande partie du sentiment de culpabilité doit être inconscient parce que la formation de la conscience morale est liée à l’Oedipe, qui est inconscient. Il ne faut pas oublier que le moi est constitué à partir de la dissolution des premiers choix érotiques d’objet, ce qui revient à dire que le surmoi relève directement de la perte de l’objet. C’est l’instance qui, d’une certaine manière, sanctionne cette perte. Toujours présent, sévit le fantôme d’un objet interdit ou inaccessible.
Il ne faut pas oublier non plus que le moi est un produit du narcissisme, à savoir de l’application au moi de l’énergie pulsionnelle désormais en suspens.
J’aimerais pouvoir dire que la culpabilité est la faille originelle du moi.
Pour autant, ne nous méprenons pas sur le surmoi. On se tromperait en voyant en luii le modèle d’une perfection hors de portée. C’est tout autre chose, et même l’opposé de cela dans une large mesure. Ce qui est intériorisé, ce n’est pas une morale positive, mais uniquement son aspect négatif, l’interdit. Le surmoi exige mais n’accorde rien en échange. Ce n’est pas une morale arrangeante qui dit : sacrifie-toi et tu seras récompensé. Il n’y a pas de récompense. Ce que dit le surmoi c’est plutôt : sacrifie-toi parce que tu n’as pas le droit de déplaire, voire même d’exister. Pour préciser les choses dans un sens plus psychanalytique, Freud rend compte de la sévérité du surmoi par son origine en tant qu’identification au modèle paternel, laquelle implique une désérotisation, une sublimation, donc une désunion pulsionnelle. La composante érotique ne serait plus présente pour lier la tendance à l’agression et à la destruction. Cette désunion n’est pas le fait du moi, mais la conséquence d’une régression qui s’est accomplie dans le ça. Ce processus s’est étendu du ça sur le surmoi qui exerce alors sa sévérité contre le moi. Dans les deux cas, le moi qui a maîtrisé la libido par identification, en subirait la punition, de la part du surmoi par l’agressivité mêlée à la libido.
Freud insiste sur le caractère archaïque du surmoi et particulièrement sur sa proximité avec le ça. Le surmoi constitue en effet un des canaux par lequel le ça peut accéder au moi et le contrôler, déjouant le processus de refoulement.

On peut considérer le moi sous deux angles selon le vieux principe du verre à moitié vide qui peut être aussi considéré comme étant à moitié plein.
Si nous voyons le verre à moitié plein, nous dirons que le moi assume la temporalité des processus psychiques, la distinction entre « tout de suite » et « plus tard ». Nous dirons aussi qu’il soumet les processus psychiques à l’épreuve de la réalité et qu’il subordonne les décharges motrice à des processus de pensée. Il s’enrichit de toutes les expériences qu’il accumule au cours de sa brève existence.
Cependant, il reste profondément soumis au ça qui se présente pour lui comme l’équivalent interne du monde extérieur.
Il poursuit sa consolidation en puisant de la libido dans le ça et transforme les investissements d’objet du ça en configurations du moi.
Il peut, à travers le surmoi, puiser dans les expériences préhistoriques accumulées par le ça.
Mais si le verre est à moitié vide, nous sommes obligés de constater que le moi occupe une position fragile, instable, toujours en voie de déséquilibre entre trois instances qu’il ne domine pas, dont il doit subir toute la puissance et entre lesquelles il doit jouer un rôle délicat de médiateur.
Confronté au monde extérieur, à la libido du ça et à la sévérité du surmoi, le moi ne peut pas se payer le luxe de traiter séparément avec chacune de ces instances. Il ne s’agit pas seulement de s’orienter dans le monde, mais aussi de « rendre le ça docile au monde et rendre le monde, par le moyen de ses actions musculaires, conforme aux désirs du ça ». La conformité des motions pulsionnelles du ça avec les exigences de la réalité est purement illusoire. Le moi, du fait de sa position délicate est enclin à s’illusionner, à masquer les conflits du ça avec la réalité et sa dépendance au surmoi. En tout état de cause, le ça demeure rigide et inflexible.
Le moi est constamment visé par les contenus du ça, qui l’atteignent soit directement, soit en passant par le surmoi. Il doit trouver une position optimale entre la perception des pulsions et leur maîtrise, d’une part et entre l’obéissance aux pulsions à leur inhibition. Cette tâche, le moi l’accomplit avec l’appui du surmoi.
Le moi est également en porte-à-faux par rapport aux deux espèces de pulsions. Dans son travail visant à maîtriser la libido, il se met au service de la pulsion de mort, mais, ce faisant, il se met lui-même en danger.
Mais il doit aussi se remplir de libido, se donner comme devant être aimé, au risque d’une désunion pulsionnelle et d’une libération des pulsions d’agression dans le surmoi. Le contenu du surmoi est d’ailleurs en grande partie constitué de produits de décomposition issus de la formation du moi, qui finissent par se retourner contre le moi.
Le moi, exposé au danger extérieur et au danger libidinal dans le ça est le lieu de l’angoisse. Angoisse devant la perception menaçante ou les processus du ça qui peut être gérée en suivant le principe de plaisir, mais aussi angoisse face au surmoi. L’angoisse dont il s’agit ici n’est pas celle que peut provoquer un danger extérieur bien identifié.
On a eu tendance à dire que toute angoisse se réduit à une angoisse de mort. Mais une telle formulation, nous dit Freud, pose un problème délicat à la psychanalyse, car le concept de mort est trop élaboré, trop abstrait pour appartenir au mode d’expression de l’inconscient. Il relève de la représentation de mot et non de la représentation de chose. Pour Freud, l’angoisse de mort suppose le langage, elle appartient donc à la sphère du moi, plus exactement aux relations entre le moi et le surmoi.
Si l’on veut travailler sur ce concept, le cas de la mélancolie (dépression) peut nous éclairer. Dans cette névrose très grave, le moi s’abandonne lui-même parce qu’il se sent haï et persécuté par le surmoi au lieu d’être aimé. Car vivre, pour le moi, est toujours synonyme d’être aimé par le surmoi qui entre en scène comme représentant du ça. En d’autres termes, le moi veut bien exister mais à condition d’être reconnu par le reste des instances psychiques. Dans ce cas, si sévère soit-il, le surmoi protège comme le Père, la Providence ou le destin.
Devant un danger réel excessif qu’il ne croit pas pouvoir surmonter, le moi se voit abandonné de toutes les puissances protectrices et se laisse mourir. C’est le retour à la case départ de l’Hilflosigkeit, « la situation qui se trouvait au fondement du premier grand état d’angoisse, celui de la naissance, et de l’angoisse-nostalgie infantile, celle de la séparation d’avec la mère protectrice ». L’angoisse de mort, comme l’angoisse de conscience n’a donc de sens qu’en tant qu’élaboration de l’angoisse de castration. Cette dernière est bien le noyau autour duquel se dépose ce qui deviendra l’angoisse de conscience et l’angoisse de mort.