Les considérations topiques que nous venons de résumer et qui tiennent à la distinction entre le ça, le moi et le surmoi vont permettre d’articuler sur l’appareil psychique la dynamique pulsionnelle que Freud avait mise en avant dans Au-delà du principe de plaisir.
En dépit des difficultés recontrées, en dépit de l’absence de données précises permettant d’isoler clairement la pulsion de mort, Freud ne revient pas sur la dualité des pulsions. Jamais Freud ne remettra en cause la réflexion conduite dans APP, qui constitue à ses yeux un acquis définitif.
Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, ne laissons pas échapper cette remarque tout à fait essentielle : « … on peut dire en gros que les perceptions ont pour le moi la même signification que les pulsions pour le ça ».
Cette mise en rapport est éclairante. On est dès lors fondé à dire que si le ça, en tant que ça, est associé à la pulsion, le moi, en tant que moi, l’est à la perception, dans une mesure équivalente. Avec le moi et le ça, nous avons donc affaire à deux instances que caractérise leur liaison à des sources d’excitation spécifiques, les unes internes, les autre externes. C’est souligner le rôle fondamental que joue l’excitation, quelle que soit son origine, dans le fonctionnement et même la raison d’être de l’appareil psychique. Ainsi que nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises : l’appareil psychique n’est rien d’autre, à la base, qu’un gestionnaire d’excitation. Or, l’excitation, quelle qu’elle soit, présente deux aspects : elle est une agression, un facteur de malaise d’une part, et, de l’autre, la signature même de la vie. Nous voyons ici, à l’oeuvre, le dualisme freudien.
Gestionnaire de l’excitation, l’appareil psychique est amené à traiter celle-ci comme une information. Si le degré zéro de ce traitement est l’automatisme de l’arc réflexe, d’autres modalités plus sophistiquées, formant un ensemble structuré sont indispensables à l’intégrité et à la perpétuation des êtres vivants. La pensée rationnelle en est la composante la plus élaborée. Dans tous les cas, il s’agit interpréter un ensemble de données avant toute décision, d’où l’importance essentielle des représentations et, pour l’espèce humaine, du langage.
Cela dit, que cette mise en parallèle du ça et du moi ne nous conduise pas à les différencier au point de les considérer comme deux entités séparées. Le moi est et demeure une partie du ça, une partie du ça modifiée, adaptée au fait que les excitations extérieures ne peuvent pas être gérées comme les pulsions. En tant que partie du ça, le moi n’échappe pas aux motions pulsionnelles, même s’il ne les traite tout autrement que ne le fait le ça.
Dans tous les cas, et nous revenons à ce que nous avons souligné dès le départ, il s’agit de répondre à des excitations, lesquelles sont à la fois des signaux et des agressions réelles. C’est bien le réel qui se manifeste à la source de la pulsion et de la perception, et il faut trouver la réponse adéquate, dont le paradigme fondamental est le passage d’une tension réelle à une détente réelle par le moyen d’un processus psychique. L’appareil psychique a pour fonction d’assurer le passage entre les deux situations.
Cela dit, essayons de comprendre comment Freud vérifie la compatibilité de cette nouvelle topique avec la distinction entre pulsions sexuelles et pulsions de mort.
La pulsion elle-même, nous avons déjà insisté sur ce point, est le versant psychique d’un processus physiologique élémentaire, lequel ne doit en aucune manière être tenu pour intentionnel. La pulsion ne traduit aucun projet, mais une simple tendance inhérente au vivant. La dualité des pulsions n’a rien de manichéen et toute forme d’analogie avec, par exemple, l’opposition du bien et du mal ne serait qu’un profond contresens. Tout fragment du vivant, qu’il s’agisse d’une cellule isolée ou d’un organisme complexe, est dominé par une tendance à la décomposition : il finit toujours par mourir. Cette tendance est dominante ; mais, ainsi que nous en faisons l’expérience, la mort ne survient qu’après un temps plus ou moins long, au terme d’une période où la vie semble résister et même avoir le dessus. L’idée de Freud est que les organismes vivants tendent à se complexifier et plus cette complexité s’accroît, plus le chemin qui conduit à la mort s’allonge. La tendance à la décomposition est donc temporairement entravée par une tendance à l’organisation, à l’unification d’éléments disparates, à l’engendrement de formes durables. Ce serait une erreur fondamentale de supposer une sorte de lutte dont l’enjeu serait d’un côté la vie éternelle et de l’autre la mort la plus rapide possible. Une grosse bougie met forcément plus de temps à se consumer qu’une toute petite, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit destinée à briller éternellement.
La vision dualiste de Freud n’est donc pas binaire. Il ne faudrait pas se représenter les choses sous la forme d’un équilibre plus ou moins stable entre des forces opposées, comme si l’une pouvait neutraliser l’autre.
Tout d’abord, chacune des tendances fondamentales peut prendre des formes multiples. Ensuite, les motions pulsionnelles peuvent se combiner, s’articuler les unes aux autres. Il peut arriver en outre qu’une motion pulsionnelle d’une certaine tendance se mette au service de la tendance opposée.
Ce chapitre 4 est un défi pour tous les lecteurs impatients, car c’est le chapitre de l’enchevêtrement, du passage d’une polarité à l’autre, d’une sorte de jeu de dupes, ressemblant à ces films d’espionnage où l’on ne sait plus qui roule pour qui.
Nous partirons du postulat suivant, formulé par Freud lui-même : Dans chaque morceau de la substance vivante, les deux sortes de pulsions sont à l’oeuvre. Tout ce qui relève du vivant subit donc l’influence des deux sortes de pulsion, qui sont toujours présentes ensemble, mais dans des proportions diverses. Ces proportions sont d’ailleurs variables au gré des circonstances. On parlera donc d’union et de désunion pulsionnelles.
Première question : si la pulsion de mort finit toujours par l’emporter, de quelle manière son action est-elle suspendue, neutralisée, le temps que dure une vie ? La solution est la dérivation vers l’extérieur d’une part importante des pulsions destructrices sous forme de motions agressives, de décharges musculaires violentes.
La part qui reste vient s’articuler sur les pulsions érotiques, selon toutes les modalités de l’union ou de la désunion.
La pulsion sexuelle, par exemple, présente toujours une composante sadique : union des pulsions. La pulsion de destruction peut même fonctionner au service de l’Eros sous forme de décharge. La montée de l’excitation est le fait de l’Eros, mais la brusque détente qui accompagne l’assouvissement est la marque de la pulsion de mort, dans la logique du principe de plaisir. Nous reviendrons plus loin sur la relation étroite qui existe entre principe de plaisir et pulsion de mort.
En revanche, si la composante sadique de la pulsion sexuelle devient indépendante, on a affaire à la perversion sadique, forme de désunion des pulsions.
Les processus d’union et de désunion pulsionnelles permettent d’expliquer des phénomènes tels que la régression de la libido , qui serait associée à une désunion pulsionnelle, ou au contraire le passage de la première phase génitale à la seconde que l’union des pulsions rend possible.
L’ambivalence serait le produit d’une désunion ou, si elle est primaire, le signe d’une union pulsionnelle qui n’a pas été accomplie.
La réflexion pourrait trouver ici sa conclusion. Mais Freud relance le débat en invoquant un fait clinique bien connu, qui semble ne pas trouver sa place dans cette manière de voir, au point qu’on peut se demander s’il n’est pas de nature à invalider toute la construction théorique. C’est le passage de l’amour à la haine et de la haine à l’amour. Cette alternance laisse supposer que l’Eros pourrait devenir pulsion de mort et réciproquement, ce qui mettrait sérieusement en doute le dualisme freudien.
Pour expliquer les choses, nous partirons du fait que les deux sortes de pulsions sont toujours simultanément présentes. Il n’est pas question que l’une devienne l’autre. En revanche, le poids de chacune d’elle peut varier jusqu’au basculement.
Freud explique cela par l’aptitude de l’appareil psychique à renforcer une motion pulsionnelle en lui appliquant une quantité d’énergie disponible, neutre au départ.
Cette énergie serait de l’Eros désexualisé provenant de la réserve de la libido narcissique, donc du moi. Mais pourquoi ?
C’est là que nous retrouvons le principe de plaisir. Freud rattache le principe de plaisir au ça. Processus homéostatique. Il s’agit d’éviter l’accumulation de la tension et de faciliter les décharges. Comme d’autres concepts freudiens, mais peut-être plus que d’autres, le principe de plaisir peut être l’occasion de gros malentendus.
Voyons d’abord ce qu’il n’est pas. Pas plus que la pulsion il n’exprime une intention. Il ne s’agit pas de poser le plaisir comme s’il s’agissait de la félicité absolue, de la raison d’être de notre présence au monde. C’est simplement un principe régulateur. Je crois que nous sommes trop enclins à confondre plaisir et bonheur, comme si le plaisir était en quelque sorte la forme brute du bonheur. La question est tout à fait importante car elle se pose chaque fois qu’on pense voir se rencontrer la ligne du bonheur, du sens de la vie enfin trouvé, et celle du plaisir, dans la prise de stupéfiants, dans l’accumulation de richesses, dans toutes formes de dérèglements et de débauche. La sagesse populaire n’est pas trop loin du compte quand elle évoque par exemple le défoulement qui soulage tellement, quand on parle de s’éclater, etc.
Le plaisir selon Freud n’a rien de fabuleux, c’est juste le soulagement qu’on éprouve quand, ayant atteint la limite du supportable, une tension se défait enfin. Le paradigme de ce processus de décharge est donné par l’orgasme. Le plaisir freudien, dans ce cas, ne dure qu’un très bref instant. Et l’on ne sait pas s’il faut privilégier le désir, c’est-à-dire la montée de l’excitation ou le plaisir, qui débouche presque instantanément sur un état de détente, voire de tristesse, qu’on a toujours rapproché de la mort.
La liquidation des excitations par le plaisir est le mode de fonctionnement caractéristique du ça. Il ne lui faut pas la « vérité », mais juste que le processus de décharge puisse s’effectuer. L’exemple donné par Freud de la réparation d’un crime par l’exécution d’un des trois tailleurs de la ville, tous innocents, à la place de l’unique forgeron pourtant coupable est exemplaire. Il faut un coupable, peu importe que ce soit le bon. Il faut que la foule se « dé-foule », peu importe le moyen.
Le moi est plus exigeant en la matière, mais aussi plus compliqué dans ses stratégies. Plutôt que de résoudre les tensions par la décharge à tout prix, il tend à fixer le trop plein d’énergie en donnant aux motions pulsionnelles la possibilité de s’exprimer de manière indirecte, voire détournée, en tout cas non explicite quant à la nature de la pulsion elle-même, par sublimation. Les pulsions érotiques deviennent le moteur des grands projets, des formidables réalisations de la science, de la culture, de l’art. Je ne dis pas que nous soyons là au-delà du principe de plaisir, car il s’agit plutôt d’une adaptation de celui-ci, de son ralentissement, de la complication du cours de sa satisfaction. C’est dans ce cadre seulement et uniquement par le biais du fonctionnement symbolique qu’il devient possible de parler du but de la vie, de raison d’être, etc.
A partir de là, on ne peut que prendre acte du fait que le principe de plaisir relève, dans son déroulement comme dans son aboutissement, de la pulsion de mort.
La dernière remarque que nous ferons ici portera sur le processus même de la formation du moi. Je déplore le caractère un peu disparate de ce commentaire, mais tous ces éléments ont leur importance.
Le moi se serait constitué à partir même de l’échec des premiers investissements érotiques du ça, donc à partir de la constitution de l’Oedipe. Comme nous l’avons déjà signalé, la première étape de la vie, celle qui précède l’acquisition du langage, est marquée par un échec et une frustration immense que résume bien le terme de castration. Une quantité énorme d’énergie sexuelle se trouve de ce fait en suspens, privée de toute perspective d’assouvissement. Or c’est à partir de cette énergie, aux dépens de l’objet perdu, que le moi va se construire.
Sur le principe de plaisir, ta précision (le distinguer absolument d’un hypothétique principe de bonheur) me ravit. De même sur le côté inintentionnel des pulsions, tu remets les points sur les i et tu le fais bien. Merci de la part des vrais lecteurs de Freud 🙂