A moins de ne chercher qu’à se distraire on lit pour apprendre à penser autrement. En tout état de cause, on ne lit jamais seulement pour lire ou si l’on croit le faire, on se trompe. Perdons cette habitude scolaire, qui consiste à prendre tout ce qui se présente sous la caution de quelque autorité dans l’idée que cela pourra servir un jour.
La notion de culture ou, si l’on veut, de formation personnelle, change de sens au cours de la vie. Ce qui vaut pour l’âge scolaire devient carrément une entrave dans un autre contexte. L’école fournit à l’enfant le minimum vital : une base (très incomplète) de compétences et de connaissances et une série d’échantillons, d’amorces. Les responsables des programmes estiment, non sans quelque raison, mais toujours de manière approximative, qu’un élève bien instruit doit savoir ceci ou cela, doit avoir entendu parler de ceci ou de cela, doit avoir lu ceci ou cela. C’est un arrosage et comme c’est le cas dans beaucoup d’arrosages, l’eau tombe souvent à côté. Mais c’est ainsi et on peut l’admettre, dans les circonstances actuelles.

La relation entre le sujet et le savoir s’inverse ensuite, ce qui n’est pas toujours vraiment remarqué. Ce n’est pas pour apprendre qu’on apprend, mais pour mieux conduire sa pensée. J’apprends ce qu’il me faut apprendre. Non pas tant ce qui me serait utile ou profitable à très court terme comme peut l’être un bien de consommation, mais pour transformer ma manière de voir, pour me remettre en question.  Je puis ainsi choisir un ouvrage correspondant à mes besoins ; je puis également m’embarquer à l’aventure sous l’impulsion d’un texte parfaitement inconnu.

En tout état de cause, il s’agira toujours d’une interaction et, assez souvent, d’un affrontement. Il n’y a pas de textes sacrés. Cela doit être tout à fait clair. Un texte, si prestigieux que soit son auteur, n’est en lui-même qu’une construction inerte qu’on doit pouvoir critiquer et rejeter. Aucune autorité ne peut imposer à qui que ce soit une vérité quelle qu’elle soit. A chacun de se faire sa propre idée. Il se peut que celle-ci soit bancale, pleine de contresens, qu’elle passe à côté du texte ou résulte d’un malentendu ; il n’en est pas moins vrai qu’elle procède de la rencontre d’une personne pensante avec un texte, rencontre qui forcément portera des fruits. Pourquoi un malentendu ne permettrait-il pas en fin de compte l’éclosion d’une idée juste ?
Une condition cependant : s’il s’agit de juger un texte, on ne le fera qu’après l’avoir lu avec toute l’attention possible. C’est une lecture minutieuse et exigeante.
La meilleure manière d’y parvenir, c’est de chercher dans le texte les indices permettant de refaire le chemin de pensée que l’auteur, désormais absent, a accompli. On partira de l’idée qu’une nécessité intérieure a conduit l’auteur à organiser sa pensée d’une certaine manière. C’est cela qu’il a écrit et pas autre chose. On se demandera s’il est possible, partant des mêmes prémisses et suivant les mêmes repères, d’aboutir aux mêmes conclusions. Et si cela demeure hors de portée, il ne faut pas s’en émouvoir. Peut-être n’est-on pas à la hauteur ; mais peut-être le texte masque-t-il plus ou moins bien une véritable faiblesse de pensée. Ne capitulons jamais devant un auteur, si prestigieux soit-il.
Et ne prétendons pas savoir aussi bien que lui ce qu’il voulait dire. Peut-être ne le savait-il pas lui-même.