Nous allons tenter une analyse assez fouillée, une section après l’autre, de ce texte qui présente l’avantage d’être dense et bref. En toute première approximation, nous pouvons avancer qu’il est question dans ce texte de la causalité. Mais cette entrée en matière, commode puisqu’elle nous oriente, doit être rapidement dépassée, faute de quoi nous nous aveuglerions sur l’essentiel. Une petite remarque préalable nous éclairera peut-être. La causalité, c’est le thème et le thème n’est jamais que milieu au sein duquel se construit l’argumentation, le décor si l’on veut. Il en est question, tout gravite là-autour, mais ce qui veut se dire – et se dit – va bien au-delà. Cette question de la causalité est source d’aveuglement ; c’est une des clés – peut-être la clé – du malentendu qui, à ses yeux, caractérise notre rapport à la vie même.
Commentaire de la section 1.
La notion de cause proprement dite n’est pas remise en question dans la première section, celle que nous examinons aujourd’hui ; elle est même convoquée pour distinguer un rapport de cause à conséquence « vrai » d’un rapport « faux » parce qu’indûment inversé.
Puisque Nietzsche centre tout son développement sur un exemple, celui du régime de Cornaro (pour les détails, voir Wikipedia), commençons par donner une analyse détaillée de cet exemple, laquelle nous fournira la plupart des éléments dont nous aurons besoin pour l’interprétation de l’ensemble de la section.
Le schéma de base est tout simple : Suivez tel régime et vous vous fabriquerez une santé de fer. Parfait ! Nous savons donc maintenant à quoi tient la santé : une alimentation sobre (et même plus que sobre, semble-t-il). Saisissons le raisonnement qui se cache là-derrière : Dans la logique de Cornaro, chacun pourrait littéralement devenir l’auteur son propre état de santé, à condition toutefois de se soumettre à une discipline draconienne. Nietzsche, dont la santé était particulièrement fragile, s’y est probablement risqué lui aussi, mais sans succès ; il sait donc de quoi il parle ! Alors, si le régime Cornaro est la clé d’une existence longue et heureuse, il est aussi ce qui explique en quoi la santé consiste, puisque la cause explique l’effet (on va jusqu’à dire que l’effet est contenu dans la cause : poser la cause, c’est obtenir l’effet). Soulignons bien cette idée de maîtrise et de contrôle, parce que dans le renversement qui va suivre, c’est elle qui va s’évaporer. On peut même dire que cette évaporation est l’objectif suivi par le renversement nietzschéen. Celui-ci ne consiste donc pas simplement à intervertir la cause et la conséquence. Il fonde entre les événements considéré une relation nouvelle.
Nietzsche nous dit que Cornaro se trompe complètement (quoique de bonne fois). Mais n’allons pas imaginer que c’est son régime, ce régime-là, qui est en cause, comme si un autre, mieux pensé, pouvait convenir. Il y a bien un rapport entre le régime et l’état de santé, mais ce rapport n’est concevable qu’à condition d’inverser les rôles : c’est parce qu’il avait une santé de fer, tout en étant vulnérable aux excès alimentaire, que Cornaro a pu accoucher de son régime. Ce régime n’était donc que la réponse alimentaire spécifique, adaptée au maintien de l’état de santé exceptionnel d’un individu très singulier. En gros : le régime Cornaro est bien le meilleur… mais pour Cornaro et pour lui seulement.
Il ne saurait nous échapper que nous avons affaire ici à beaucoup plus qu’une simple permutation de la cause et de la conséquence. Nous assistons à une transformation en profondeur le rapport de causalité lui-même. Dans la première version le régime est bien la cause, au sens plein du terme, du bon état de santé, il en est la raison nécessaire et suffisante. L’inversion faite, en revanche, détermine une relation d’un autre type. Le lien entre l’état de santé mis en position de cause et le régime posé comme conséquence est des plus lâches. Le régime Cornaro, s’il est présenté ici comme étant rendu possible par le bon état de santé de son auteur, ne procède pas nécessairement de celui-ci. Dans le premier cas, une croyance fonde et domine le rapport de causalité ; dans le second, il y a juste le constat d’une condition favorable. Le rapport entre les deux éléments est devenu contingent. Un bon état de santé qui se régule lui-même par une saine alimentation n’a pas vocation à produire des régimes contraignants au service du genre humain dans son ensemble.
Reprenons les choses sous un autre angle pour mieux faire apparaître ce qui est en jeu, car c’est tout le paradigme nietzschéen qui se dessine ici petit à petit. Ce qui importe, c’est de voir qu’un état de choses essentiel à l’existence, état de choses que Nietzsche nous présente comme donné (on a la constitution physique dont on hérite à la naissance, c’est ainsi et on ne peut rien y faire) peut être enfermé, contraint, dans un système de prescriptions absurdes, en raison d’une simple faute de logique. Dès lors, ce qui est donné, l’état de santé, devient l’otage du système de prescription : si tu fais cela tu seras bien, si tu ne le fais pas, tu seras mal.
On commence ici à entrevoir le lien entre le régime Cornaro et le couple morale – religion.
Au départ (non pas historiquement mais logiquement), l’état de santé est donné ou, si l’on veut élargir le champ, le champ des possibles d’une vie humaine. Cet état de santé au sens très large du terme n’est pas forcément excellent, mais c’est ce que nous avons, c’est avec cela que nous pouvons conduire notre existence. Si nous aspirons à la vie la plus heureuse possible, c’est là-dessus et sur rien d’autre qu’il nous faut compter. Et en adhérant pleinement, sans réserve, à ce que nous sommes, nous tracerons notre route, nous trouverons les comportements adéquats.
Or, un vice majeur, à la racine même de notre système d’interprétation, nous induit à croire que tout cela dépend en réalité d’une instance extérieure et purement imaginaire ainsi que d’un système d’impératifs qu’il nous faut accepter en bloc sans les remettre en question, sous peine des pires désagréments. Ce que nous devrions simplement être, ce qui nous est donné dès le départ devient alors la conséquence laborieusement obtenue de notre soumission à un système de contraintes imaginaire. Et l’on ne peut y arriver qu’en renonçant à soi.
Ceux qui se fondent sur une morale garantie par une puissance divine, ceux qui ont besoin de se représenter les choses ainsi, s’interdisent de voir que ce qu’ils recherchent, ils le possèdent déjà. Et au lieu de se prendre en main en accordant à la vie toute la valeur qu’elle peut avoir, puisque qu’elle est la condition de toute expérience et de tout ce qui peut compter, ils la déprécient en se persuadant qu’elle dépend d’une instance purement imaginaire et que l’application d’une règle garantie par cette instance constitue sa seule raison d’être.
Je le savais ! Tu nous protèges de lire superficiellement ce texte.
Que cela ne nous empêche pas de manger cinq fruits et légumes par jour :))