https://notules.net/2018/11/18/friedrich-nietzsche-les-quatre-grandes-erreurs/
Comme on le pressent depuis le début, tout le texte tend vers une déconstruction de la notion de cause. Ici, nous n’y sommes pas encore tout à fait, mais l’étape est décisive.
Nous croyons savoir ce qu’est une cause ; nous croyons même tellement bien le savoir que nous ne nous posons pas la question : la notion de cause va de soi. Or, cette croyance – le terme est lâché – peut se révéler trompeuse. Nous croyons que le rapport explicatif cause – conséquence nous est dicté par le fonctionnement du monde, que nous avons extrait ce paradigme en contemplant le monde tel qu’il se présente à nous.
C’est sur un tout autre plan que Nietzsche situe le débat. Il n’adopte pas le point de vue plus ou moins contemplatif du savant qui s’interroge sur le cours des choses bien à l’abri dans sa bulle de subjectivité.
Pour l’heure, il dit simplement : quand j’accomplis une action, quelle qu’elle soit, qu’est-ce que je fais ? Cette approche peut surprendre. Je croyais parler du devenir de toutes choses et voilà que c’est sur moi-même que je dois reporter toute mon attention. Au fond, c’est comme si, prévoyant d’accomplir un voyage, je m’apprêtais à évoquer les pays que j’allais visiter et qu’on me dise : tout ce que tu veux savoir se trouve dans l’examen de ton véhicule… Essayons de suivre le chemin que Nietzsche nous propose ; nous verrons bien si nous retombons sur nos pattes.
Soit, donc, une action humaine. Voici comment on s’y prend traditionnellement pour l’expliquer : partant du postulat fondamental que rien ne se produit sans cause, on dit que cette action, comme tout ce qui est, a forcément une cause. Et de quelle nature peut-elle être ? Procédant d’un être pensant, l’action a forcément un motif, un but. Celui qui agit doit avoir l’intention d’agir et, comme il sait ce qu’il fait, le but qu’il poursuit est conscient. Or, tout le processus que nous esquissons ici nécessite le postulat de certaines instances, ce que Nietzsche appelle les « données internes ». Quoi de plus vraisemblable, de plus « naturel » en quelque sorte ?
L’action suppose donc une volonté capable de se donner ces fameux motifs d’agir et, pour l’élaboration de ces motifs, on postule la puissance unifiante d’un Moi conscient et libre de ses choix.
Plus encore, toute action consciente suppose le choix conscient de faire ou de ne pas faire, donc un libre arbitre.
En pointant la volonté érigée en cause, donc en explication de l’effet, le Moi devient donc en dernier ressort l’explication ultime de toute action, et la boucle est bouclée. Et comme, dans cette perspective, nous sommes entièrement responsables de nos actes, le système se referme sur lui-même.
C’est très exactement ce système que Nietzsche subvertit dans ce texte, en disant que ce Moi-là n’est qu’une chimère, et que nous ne contrôlons pas le moteur véritable de notre comportement, lequel échappe à notre conscience.
On nous dira : Nietzsche est donc un précurseur de Freud ? Certes, mais ne nous laissons pas abuser par cela. Ne croyons pas, par exemple, qu’on trouvera chez Freud la formulation parfaite de ce que Nietzsche n’aurait fait qu’esquisser.
Mais ne dérivons pas de notre propos. Comment, partant de cette analyse du comportement humain reviendrons-nous à la notion de cause proprement dite ?
Partant de cette croyance (erronée) dans un Moi conscient cause de toute action, Nietzsche va lancer l’hypothèse que la causalité n’est rien d’autre que l’assimilation de tout événement réel à une forme d’action, sur le modèle que nous venons de décrire. Cela revient à projeter cette conception de l’action sur tout ce qui a lieu sur le plan du réel. La causalité ne serait rien d’autre que cela : la projection abusive sur le monde d’un fonctionnement purement humain. Telle est, pour Nietzsche, la généalogie de la causalité.
L’humanité oppose à l’inquiétante complexité du monde cette notion de cause, qui donne au cours aveugle des choses l’apparence rassurante d’un processus rationnel. Le devenir ne serait, dans sa globalité comme dans chacune de ses manifestations les plus modestes, qu’un système de causes et d’effets. Le monde se trouverait donc causalement articulé. C’est ce que Nietzsche refuse énergiquement : le devenir est sans but ; les choses qui arrivent arrivent, un point c’est tout. Le devenir est innocent et cette innocence est la condition même de toute réalisation humaine véritable.
C’est le côté relou (passe moi le terme) de Nietzsche : avec les certitudes que nous confère le principe de causalité, on a en quelque sorte remonté la couverture jusque sur notre tête, et le voilà qui fiche tout par terre. Il entre dans la chambre en trombe, il nous retire la couverture de force et bienvenue dans le monde des angoissés métaphysiques… 🙂