Un résumé pour faire le point
Il faut arriver vers le milieu du livre pour qu’enfin ce titre énigmatique prenne sens. Et ce n’est pas banal.
Pour faire court, car le livre traite avant tout de la psychose, admettons qu’Aulagnier s’intéresse à la manière dont l’enfant accède au langage. Mais elle le fait sous un angle très particulier, car le langage y est traité non pas comme une compétence à acquérir, mais comme ce à travers quoi la subjectivité se constitue. Ce n’est donc pas de l’apprentissage, de ses modalités, de son optimisation qu’il sera question, mais bien de l’entrée dans le langage comme moment incontournable de la formation de la personne. L’acquisition de la compétence masque en général le véritable enjeu du processus ; le langage est l’espace dans lequel le JE peut advenir, un JE essentiellement constitué par un discours, comme nous le verrons.
On n’entre pas en langage comme on apprend une langue étrangère ; apprendre une langue seconde suppose en effet la maîtrise d’une langue première ; or, c’est bien de celle-ci qu’il s’agit. L’enfant serait-il alors comme le cinéma, passant du muet au parlant par l’effet d’un progrès technique ? La métaphore est trompeuse, car le cinéma muet suppose le langage et ne ramène en aucun cas ses acteurs au stade de l’infans. Certes, l’enfant dispose déjà d’un système de représentations ; s’il y a mémoire donc aptitude à reproduire et à reconnaître, il y a représentation, mais pas forcément langage. Ce point sera réexaminé plus tard.
Revenons à la manière dont l’enfant acquiert le langage. Aulagnier suit le cheminement caractéristique de toute théorisation psychanalytique. Elle dit des choses qu’on ne peut voir, elle émet une série de postulats qui, bien sûr, ne valent que ce que peuvent valoir des postulats ; ses propositions résultent d’une interprétation des données fournies par l’observation clinique, interprétation qui conduit à l’élaboration d’un modèle compatible avec les données cliniques, ce que Freud lui-même appelle une fiction théorique.
On pourrait dire, métaphoriquement, qu’à un moment donné le langage est inoculé à l’enfant, introduit en lui de force. ça ne lui vient pas du dedans, ça lui est imposé et il n’a pas le choix. Ainsi se trouve expliqué l’emploi du mot violence dans le titre. Cette violence, bien qu’elle soit infligée à l’enfant par la mère, ne tient pas au caractère de celle-ci. La mère ne fait que la relayer à son insu. C’est une violence systémique, incontournable, exercée sans volonté de nuire. L’entrée en langage est une étape nécessaire du développement de l’être humain.
Mais comment le langage est-il ainsi inoculé ? L’expression n’est qu’une métaphore, à quoi nous renvoie-t-elle ? Prenons acte d’emblée des limites de la métaphore. De l’inoculation, retenons l’idée d’introduction depuis l’extérieur et celle d’investissement de l’ensemble de l’organisme. Autre métaphore qui précise le sens de la première. En revanche, cette implémentation (encore une métaphore) dans son exécution, se distingue d’une inoculation par le fait qu’elle procède d’une exposition continue au discours maternel, discours qui consiste pour l’essentiel en une récurrente interprétation. La mère parle à son enfant, depuis sa naissance et probablement bien avant. Elle ne lui parle ni du temps qu’il fait, ni de l’actualité mondiale, ni de ce que papa fait quand il n’est pas à la maison. Elle dit l’enfant, elle commente en permanence ce qu’elle perçoit de lui, elle traduit en mot ce qu’elle ressent en sa présence. Bref, elle interprète. A journées faite, elle dit le bien-être, la douleur, la tristesse, la raison des pleurs, etc. Elle parle à son enfant comme si celui-ci la comprenait très bien, articulant les réponses aussi bien que les question, et il est un fait qu’il la comprend, à sa manière, qui n’est pas encore de langage, mais qui s’en approche : le grain de la voix, les mille et une nuances de l’intonation, car la voix porteuse de mots, c’est aussi et d’abord de la matière, du sensible, au même titre que les caresses ou la nourriture.
Oui, mais …
– Qui est la mère pour savoir ce que son enfant ressent et lui dire ce qu’il doit en penser ?
– Que peut l’enfant pour trier le vrai du faux, pour nuancer l’interprétation maternelle ?
L’interprétation de la mère n’est soumise à l’épreuve d’aucun contre-discours ; elle s’impose au contraire comme discours premier, fondateur.
La seule position possible pour l’enfant est la soumission à ce discours premier.
Mais comment ce discours premier de la mère devient-il du langage ? De quelle manière le son devient-il signe, signe compris et signe disponible pour articuler une réponse ?
On croit volontiers que le sens des mots se fait dans une confrontation toute simple des mots et des choses. Je te montre tel objet, et je dis « table ». Aulagnier, de façon très convaincante, suggère que les choses ne se passent pas du tout ainsi et que le processus de signifiance repose sur un fondement bien plus complexe. Ce qui est nommé d’abord et toujours, ce sont les affects les plus intimes de l’enfant. Ce qui est offert, c’est l’expression des affects les plus intimes de la mère. Bien avant d’être en mesure de s’interroger sur lui-même, l’enfant est dit, mis à nu, décliné par la mère, alors même qu’en toute rigueur la mère n’a aucune perception directe de ce qui fonde son discours. Nous rejoignons ici la distinction entre explication et compréhension que nous avons évoquée à propos de Dilthey et de Ricoeur. Le discours de la mère, celui qui constitue l’amorce de l’entrée de l’enfant dans la sphère du langage relève entièrement de la compréhension, de la tentative largement illusoire de percer la subjectivité d’autrui.
Et comme l’entrée dans le langage c’est en premier lieu l’accès à la construction de soi, la trame sur laquelle tous les motifs du soi seront déclinés par la suite, c’est ce discours primordial de la mère.
Ce développement permet une remarque à propos de l’objectivité, de l’opposition entre objectivité et subjectivité et, finalement à propos de la question de l’interprétation en général.
Une donnée peut être qualifiée d’objective si, à propos d’un objet extérieur, au moins deux personnes possèdent les mêmes critères de reconnaissance, les mêmes représentations. L’objet tel qu’il se donne à la sensibilité est la référence objective qui permet de juger de la concordance relative des deux systèmes de représentation. C’est ainsi que les choses se passent dans les sciences de la nature. Les données subjectives, en revanche, par définition, ne renvoient jamais à un objet que l’on puisse montrer. Elle ne peuvent être approchées que de manière indirecte par l’interprétation de données matérielles qui dépendent d’elle et qui font signe. Elle ne fournit que des résultats conjecturaux. Pourtant, c’est bien par là et par aucune autre voie que le jeune enfant accède au symbolique.
Au vu de ton dernier article, admettons que je réponds à ta notule prise isolément (sinon, le nom d’Aulagnier me ferait rempart et je n’oserais rien dire avant de m’être longtemps documentée sur le sujet).
Deux pensées (qu’elles entretiennent ou non un rapport direct avec ton texte, c’est de lui qu’elles sont nées) :
-ce langage rentré de force dans l’enfant ; il paraîtrait (légende ou étude réelle ? je ne dispose hélas ni de la référence exacte, ni du temps nécessaire pour te la fournir aujourd’hui) que de très jeunes enfants à qui on ne parle pas, meurent. Pourtant, dis-tu, ils reçoivent la langue comme une baffe. Cela n’est pas sans évoquer la violence salvatrice des goulées d’air qui font tousser le rescapé d’une noyade. (Remarque sans intérêt, je sais.)
-quand tu décris l’objectivité, ce n’est donc pas au sens d’un noème solide, bien constitué, « validé » (en fait, j’aurais préféré un mot moins pompeux que noème mais je ne trouve pas). Je songe à une illusion d’optique, n’importe laquelle (mettons : la tour ronde qui apparaît carrée de loin) ; alors tu prends l’objectivité non au sens où la tour possède une forme indiscutable (carrée), mais au sens où elle a une forme qui inclut la possibilité de l’illusion d’optique (ronde ou carrée) ? Tu la dis objective, en fait, parce qu’elle est accessible aux sens ? Je reprends ta phrase morceau par morceau, à la fois pour moi et pour t’expliquer comment j’en suis arrivée là :
–> « une donnée peut être qualifiée d’objective » : par donnée, j’entends bêtement « data », ou données des sens, c’est-à-dire une couleur, une odeur, une forme, une texture, etc.
–>elle est objective si « à propos d’un objet extérieur, au moins deux personnes possèdent les mêmes critères de reconnaissance » : avec la suite de la phrase, j’ai plutôt l’impression que tu prends « donnée » dans un autre sens qui m’échappe. Car le critère de reconnaissance d’une forme simple (disons le cercle) n’est autre que cette forme elle-même. Du coup, je crois que je me méprends quelque part et aller plus loin dans ta phrase ne ferait qu’aggraver mon cas.
J’espère que ce commentaire ne t’ennuiera pas, ne t’agacera pas et, surtout, qu’il ne te donnera pas l’impression que j’ai abîmé ton texte avec mes âneries.
J’aime énormément tes articles.
– Ces pensées nées du texte et peut-être sans rapport avec lui correspondent assez bien à ce que j’appelle une notule. Elles sont pleinement légitimes et ouvrent des portes, parfois de manière imprévue.
– Je ne dis pas et je ne pense pas non plus que le langage soit reçu comme une baffe. Ce n’est pas dans se sens qu’il constitue une violence. Une baffe, d’ailleurs, il faut savoir reconnaître qu’elle en est bien une, capacité dont l’enfant ne dispose pas devant le langage. Mais le rapprochement que tu opères entre l’entrée dans le langage et la première respiration du nouveau-né qui se noie dans le monde me parle.
– Pour l’objectivité, ce qui me paraît décisif, c’est la référence commune. La tour est ronde, je la perçois carrée, tu penses qu’elle est ronde : la question ne s’arrête pas là, car en nous approchant de la tour réelle, nous pouvons rapprocher aussi les noèmes. Ils ne seront pas copiés-collés l’un sur l’autre, mais rapprochés du fait d’une expérience commune. Je ne dis pas objectif parce qu’accessible aux sens ; je le dis en raison de l’existence d’un témoin tiers, extérieur, la chose, sur laquelle des subjectivités différentes peuvent se réguler.
– Pour le mot critère, j’ai en effet vu qu’il était répété dans deux sens différents, ce qui prêtait à confusion. J’ai corrigé.
– En ce qui concerne les éventuelles « âneries », non seulement ta crainte me paraît infondée (ce que tu dis n’a rien d’une ânerie) mais je vais consacrer bientôt un bout d’article à la nécessité de traiter sans ménagement les textes et leurs auteurs si l’on tient vraiment à penser.