La Violence de l’interprétation, pages 159 – 160

Il est ici question de la fonction identifiante d’un discours, qui n’est pas n’importe quel discours, mais celui tenu par la mère devant un enfant qui ne parle pas encore ou qui se trouve juste sur le point de parler.

La mère, en effet, enveloppe l’enfant d’un manteau verbal. Cela commence avant même la naissance, avec tout ce qui est dit en l’absence de l’enfant ; puis cela continue en présence de ce dernier. C’est toujours de l’enfant qu’il s’agit, dans un constant processus d’interprétation par la mère. Ce discours couvre l’ensemble de l’expérience de l’enfant et, lorsque l’enfant devient capable de comprendre, voire de répondre, il impose à toute chose un nom, à chaque affect une interprétation.

C’est en cela que consiste la fonction identifiante du discours, le fonctionnement de ce qu’Aulagnier appelle le langage fondamental.

L’accès au « Je » n’est rien d’autre pour l’enfant que le fait de reprendre à son compte l’ensemble de ce discours. Celui-ci, constitué pour l’essentiel en présence de l’enfant, lui vient entièrement de l’extérieur ; mais c’est « tout naturellement », sans s’aviser qu’il n’en est pas l’auteur ou qu’il ne le porte pas en lui depuis l’origine, que l’enfant s’en empare.

Une remarque s’impose ici à propos de l’acquisition de la langue maternelle. L’enfant n’apprend pas une langue, on ne peut même pas dire qu’il apprenne à parler, comme s’il s’agissait avant tout d’une compétence jusqu’ici manquante qu’il faudrait acquérir. Il accède au Je. Apprendre à parler, c’est cela et si par la suite l’enfant acquiert toutes les compétences nécessaire pour comprendre les autres et se faire comprendre d’eux, on ne peut absolument pas prétendre que cela constitue la finalité première de l’acquisition du langage. Entrant dans le langage, reprenant à son compte le discours que d’autres ont construit à son propos, l’enfant devient capable de dire qu’il est cela, que sous le « Je » c’est tout ce discours-là qui se cache et pas un autre. Il endosse son propre rôle et reconnaît sa place au sein de la constellation humaine qui l’entoure. La fonction première – pour ne pas dire primaire – du langage est cette fonction identifiante ; tout le reste est secondaire.

Revenons au langage fondamental. Fondamental, il l’est parce que le discours qui s’articule dans sa mise en oeuvre constitue véritablement le soubassement, le fondement, l’infrastructure du moi.

Est-ce bien aussi tranché que cela ? Après tout, on ne se représente pas soi-même qu’avec des mots. Il existe des représentations qui ne sont pas du langage… J’en conviens mais à ce propos, je hasarderai une hypothèse qu’il faudra bien sûr confronter aux données de la littérature et aux faits. Je pense qu’au même titre que les processus secondaires prétendent imposer leur logique à l’ensemble des processus psychique, le langage informe directement ou indirectement l’ensemble des systèmes de représentation. On sait que cette prééminence du secondaire est largement illusoire ; ainsi en va-t-il probablement de cette prétention du langage. Toujours est-il que « Je » est un mot, que l’identité se décline avec des mots et que toute autre forme de représentation  été revisitée et influencée par le langage. C’est ce que je pense, mais cela reste à vérifier.

Le concept de langage fondamental nous renvoie au président Schreber et à la psychose. Ce qu’il faut ici comprendre c’est que la psychose rend visible, détache des autres dimensions du langage (son usage quotidien) cette fonction primordiale. Le psychotique qui entend des voix projette hors de lui ce discours identifiant qui le constitue, il le renvoie d’une certaine manière à son lieu d’origine. Pour Schreber c’est le placer dans la bouche de Dieu lui-même.

Le langage fondamental développe son discours en suivant deux axes ; c’est d’une part un discours informant (qui donne forme à ce que je suis) et, d’autre part, un discours positionnant (qui dit ce que je suis par rapport aux autres).