On tient ici un aspect central de l’opposition entre le langage et ce qu’on appelle le réel.
1. Le réel sous tous ses aspects ne présente que des singularités.
La question n’est pas facile à traiter. Le réel en lui-même est tel qu’il est, indépendamment de tout ce que nous pourrons jamais en dire. Inaccessible. Evidemment il y a quelque chose de ridiculement paradoxal dans cette affirmation, car nous baignons dans le réel, nous sommes faits de la pâte même du réel. Pourtant il y a là une vérité essentielle qui ne vise pas à nier l’existence du monde ou même à mettre celle-ci en doute, puisqu’elle porte uniquement sur notre capacité de connaissance, sur la manière très particulière dont accédons à notre propre expérience. Cette expérience a lieu, mais ne peut être pensée que sur le plan parallèle d’une représentation. Il y a donc dissociation, dédoublement. Ce qui a lieu sur un plan ne peut se dire que sur un autre. Mieux encore si le fait de dire appartient au champ de l’expérience, le contenu de ce dire se situe sur un tout autre plan. D’abord, il nous faut reconnaître, avec Kant puis surtout avec Husserl, que ce réel dont l’évidence nous écrase n’a pas d’autre consistance pour nous que le témoignage de nos sens et le traitement qu’en fait notre entendement, comme dit Kant. Cela vaut tout aussi bien pour ce que nous appelons le monde que pour le soi en tant que nous nous ressentons nous-mêmes. Dès lors, prétendre dire le « réel », c’est commettre un abus de langage. Ce dont nous pouvons légitimement parler, c’est d’un certain contenu de conscience abusivement identifié par nous comme étant « le réel ». On le voit, je crois, de façon suffisamment claire : quel que soit le réel pour lui-même (en admettant que ce « pour lui-même » ait un sens), nous n’en avons aucune connaissance directe. Ce n’est pas, pour dire les choses maladroitement, le réel en personne qui parle en nous ; la connaissance que nous en avons ne va jamais plus loin que l’ensemble des représentations que nous pouvons en donner. En d’autres termes, le moyen même par lequel nous accédons au réel ne peut opérer qu’à la condition d’abolir le réel, de lui substituer l’ensemble des représentations que nous pouvons nous en donner.
Nous avons pourtant bien un accès direct au réel. Par exemple, lorsque marchant dans le noir nous nous prenons le mur en pleine figure, la douleur, mais surtout la fracture du nez qui est un des aspects de cette expérience, c’est du réel, bel et bien. Mais dès l’instant où nous pensons : « je me suis cogné contre le mur », nous nous retrouvons du côté de la représentation, des contenus de conscience, etc. La représentation survient de façon si instantanée qu’on peut dire qu’aussitôt elle recouvre l’événement réel, le prend en charge, le réduit à ses catégories. Cette petite expérience nous montre que l’accès immédiat au réel est toujours le non-pensé. La simple mise en oeuvre de la pensée nous coupe instantanément du réel.
Ainsi, quand je suggère que le réel ne présente que des singularités, je dois me montrer prudent, car cette affirmation même relève des catégories de la connaissance. Elle n’engage pas le réel en lui même. Singularité et généralité sont des concepts dont l’opposition ne peut avoir de sens que pour nous. Dès lors, dire que cette opposition est réelle, qu’elle opère dans la nature, cela n’a pas de sens. Elle est conceptuelle et n’opère que dans notre connaissance de la nature. C’est nous qui opposons singularité et généralité, cette distinction ne peut avoir de sens que pour nous. L’idée a pourtant son importance et débouche sur cette deuxième proposition :
2. Le singulier ne peut pas être dit.
On peut articuler le concept de singularité, le définir, mais pour autant, le réel dans sa singularité échappe à toute formulation. On peut dire que c’est singulier, mais on ne peut pas dire le singulier.
Cette proposition signifie entre autres qu’aucun substantif ne pourra désigner de manière exclusive un objet singulier. Si précis que soit le vocabulaire, un substantif désignera toujours une classe d’objets et non un objet singulier. Les noms propres ne font pas exception à la règle. Un nom propre n’est pas un numéro comme celui d’une plaque minéralogique, comme un numéro de téléphone ou une adresse IP. Pour qu’un nom propre désigne un individu singulier, il faut que soit déterminé un contexte. Dans le cadre d’une famille, le prénom Samuel peut facilement désigner un individu singulier. Dans le cadre d’une classe scolaire, il n’est pas du tout exclu que deux garçons soient prénommés ainsi. Dans une ville ou dans un pays entier, les Samuel sont légion.
Alors comment désigne-t-on un objet singulier ?
Sauf erreur de ma part, cela se fait dans une démarche à deux composantes hétérogènes. D’abord le choix d’une classe permettant de situer l’objet singulier dans un ensemble qui ne prête pas à confusion. Nous verrons tout de suite que cette classe n’a pas besoin d’être la plus restreinte possible. Au milieu d’une forêt, le mot arbre peut suffire, même si pour des personnes un peu plus averties le mot sapin, par exemple, ou épicéa serait plus pertinent. Mais cela ne suffit pas pour désigner l’objet singulier. La seconde étape de la désignation se situe à cheval entre le langage et le non-langage, elle consiste dans l’acte de montrer. La trace de cet acte est donnée dans l’énoncé lui-même par le recours à un déictique démonstratif, lequel n’aurait pas de sens s’il n’était accompagné d’un geste de la tête ou d’un mouvement du doigt. Le substantif peut aussi être accompagné de précisions, de traits distinctifs qui permettent d’isoler l’objet en question. Mais si complète que soit la description, si nombreux que soient les traits distinctifs, la singularité ne sera obtenue qu’en sortant du cadre linguistique et en montrant l’objet d’une manière ou d’une autre.
Cette monstration qui établit une sorte de pont entre le discours et la réalité transcendante au discours, n’est possible que dans le cas de l’échange verbal, en situation, « en présence de l’objet ». Elle met en jeu l’être parlant en tant que sujet de son discours, mais également en tant qu’être vivant appartenant à ce monde, en tant qu’instance réelle dans une situation réelle.
3. Sujet du discours et agent du discours
Peut-être convient-il de distinguer entre le sujet du discours, qui est une abstraction, qui n’a pas d’existence, et l’agent du discours qui, lui, nous apparaît bien comme une personne concrète, celle qui articule les phonèmes de son discours. Le sujet du discours, complètement déterminé par le discours lui-même dont il n’est qu’une instance, est donc une fonction du discours, ce par quoi un discours est autre chose qu’un objet matériel. L’agent du discours relève de la sphère mondaine, du réel.
Ainsi l’appréhension du réel singulier par le discours suppose un saut hors du discours, un passage de l’ordre du discours à celui de l’expérience, l’intervention de l’agent du discours qui vient en quelque sorte tirer le discours vers le réel depuis le dehors. Je vois se dessiner ici une distinction au moins aussi importante que celle du signifiant et du signifié, qui oppose ici le discours en tant que tel à l’acte d’énonciation de ce discours, donc le sujet du discours interne au discours et l’agent du discours externe à lui.
Ce jeu complexe nous échappe « en situation », car, pour nous, le point de vue du discours et celui de l’énonciation se confondent. Le discours d’autrui nous atteint non pas par le dedans du fait de quelque transmission de pensée, mais bien du dehors, matériellement, par la voix d’un interlocuteur.
Ainsi se passent les chose dans l’usage quotidien du langage : la parole.
Mais tout ce que nous venons de développer vaut-il seulement pour la parole, toujours « en situation » ? Qu’en est-il du texte ?
Est-ce la même chose ? tout autre chose ? quelque chose de semblable, à une transposition près ?
C’est là que nous nous appuierons directement sur ce que Ricoeur nous dit dans « Qu’est-ce qu’un texte? »
Dans le texte, le « saut en dehors » que nous avons évoqué plus haut n’a pas lieu, l’agent du discours n’étant plus présent – en règle générale – pour marquer le lien entre le discours et ce dont il parle. L’agent du texte étant hors de portée, il ne reste donc plus que son sujet. En tant que lecteur, nous sommes ramenés à la sphère du texte.
L’agent du texte étant absent, celui-ci constitue un discours sans répondant. Mais il n’est pas coupé que de son agent ; il l’est aussi d’un monde qui serait présent. L’auteur du texte et le lecteur ne sont plus réunis dans le même lieu dans un même présent. Certes, le monde du texte et le monde du lecteur restent par principe, je dirais par croyance, le même monde, mais cela ne compte pas car il manque l’expérience commune qui seule permet la référence directe. Le geste de montrer est dirigé à la fois vers l’extérieur, vers le réel, et vers l’intériorité de l’autre : la monstration devient invitation à partager la même expérience existentielle. C’est ce partage qui n’est plus possible avec le texte.
Coupé de son écriture (il nous faudra revenir sur l’écriture comme processus, dont le texte est à la fois l’aboutissement et l’annulation) et des circonstances de celles-ci, le texte définit son propre monde, un monde qui se veut aussi proche que possible du monde réel dans le cas d’un texte scientifique, mais qui ne sera jamais le produit d’une expérience subjective partagée. Dans le texte, l’objet singulier ne peut donc pas être montré en même temps qu’il est dit.
Chaque lecteur du texte peut se le représenter avec la mention de sa singularité, mais aucune expérience hic et nunc ne viendra sanctionner ce jugement de singularité. Dès lors ce n’est pas au monde réel que cet objet est rapporté mais bien à ce que Ricoeur appelle le pseudo-monde du texte.
Dans le cas d’un texte littéraire, les circonstances de l’énonciation perdent presque toute leur importance. Tous ceux qui ont cherché à expliquer les oeuvres littéraires par la biographie ou par une analyse de la personnalité de leur auteur on compilé un savoir utile mais qui n’apporte rien d’essentiel au lecteur confronté avec le texte lui-même.
Une distinction doit être faite cependant entre le texte littéraire et un discours politique ou même un article de presse. Dans ces derniers cas, la forme écrite du texte n’empêche pas qu’il soit rapporté à une situation précise, à un espace et un temps déterminés. Il y a donc bien une référence directe à une expérience du lecteur, mais cette expérience ne sera jamais partagée. D’ailleurs, pour qu’une nouvelle soit crédible, il faut en général qu’elle porte sur un événement que l’on pourrait vivre « en direct » mais que les circonstances nous obligent à vivre en différé.
Ce texte n’est qu’une ébauche ; il est destiné à être complété, repensé, remanié.
1.
« le moyen même par lequel nous accédons au réel ne peut opérer qu’à la condition d’abolir le réel, de lui substituer l’ensemble des représentations que nous pouvons nous en donner. »
C’est un peu ce que lit Catherine Dalimier dans Cratyle :
« Comment le nom fait-il voir (deloûn) ? Une première définition (« façon de mimer une réalité (ousia) au moyen de la voix, de la lague et de la bouche ») rectifiée aussitôt (« imitation par des lettres et des syllabes ») se trouve mise à l’épreuve et corrigée sur deux points. (1) Au lieu de faire voir l’ousia de la chose, le nom renvoie au mieux à la pensée (dianoia) du nomothète sur cette ousia, pensée qu’on peut supposer conforme à l’opinion droite mais qui est aussi faillible. Les noms des dieux ne permettent que de « conjecturer les croyances des hommes à leur sujet ». (2) Le nom peut montrer qqch sans ressemblance aucune avec cette chose, ou avec seulement la ressemblance de certains éléments, sans que, dans cette relation iconique, une parfaite similitude soit même souhaitable. Contrairement à ce que pense Cratyle, la graphie imposée par la grammaire n’est donc absolument pas nécessaire pour que le nom soit « parfaitement tel que ce dont il est le nom ». En revanche, le nom devra porter une marque minimale de reconnaissance, une « empreinte », le tupos de la chose. »
2.
Ce que tu dis sur le nom propre, ça me rappelle « Blublu est chauve » (la phrase dont Russell dit qu’elle n’a aucun sens puisque les noms propres comme les déictiques n’en n’ont pas – à son avis ; car si on revient à Platon, j’ai l’impression que rien n’a de sens plus incontestable que ce qui imite ou désigne le plus directement possible une chose ; c’est juste une impression, cela dit ; ici j’ai un peu confondu imiter et désigner ; fatigue ; je n’aurais pas dû embarquer Platon là-dedans).
Dans la description, je songe à ça : que les mots mis bout à bout produiraient une sorte d’intrication des classes, comme lorsque des ensembles superposés définissent une aire commune plus restreinte qu’eux. Malgré cela, je te rejoins, on ne peut pas réduire l’aire à un point (qui serait la singularité parfaite). Petite anecdote à ce propos, rapportée par Diderot puis Adam : un Espagnol ou un Italien aurait voulu faire peindre sa maîtresse, mais il était si jaloux qu’il refusa de fournir aux peintres un modèle imagé d’elle. A la place, ils eurent une description très fine qu’ils furent chargés de mettre en image. Ils étaient cent à l’avoir reçue. Les cent portraits qu’ils fournirent au jaloux ressemblaient tous scrupuleusement à l’entité décrite, mais aucun n’était comme un autre, et surtout, aucun ne ressemblait à la femme décrite.
3.
Je reviendrai plus tard pour cette partie car on m’attend.