Un jour, forcément, quelqu’un vous dit : Comment donc… vous n’avez pas encore lu Nietzsche ? Quand je m’y suis aventuré, encore adolescent, ce fut comme la première fois que je collai mon œil sur l’oculaire d’un microscope. Je ne vis rien, ou plutôt je vis n’importe quoi, ce qui revient au même.
Je me trouvai particulièrement balourd… Devais-je m’extasier, comme tout le monde ou prendre mon courage à deux mains et avouer ma perplexité ? Je n’avais simplement pas l’âge de m’aventurer sur un terrain aussi délicat. Avant de philosopher à coups de marteau avec Nietzsche, il faut avoir rencontré sur sa route quelques idoles à fracasser.
En tout état de cause, la lecture de Nietzsche n’est pas facile. On tente de le suivre pas à pas ; mais à l’étape, quand on lève les yeux, on ne sait jamais très bien quel trajet on a parcouru.
Par quel bout faut-il le prendre ? Quand on croit avoir trouvé une entrée, on se rend compte que cela ne conduit nulle part, qu’il n’y a pas de chemin ! Et par-dessus le marché, les variations, voire les contradictions, n’y manquent pas.
Et l’on s’en va ainsi, de malentendu en malentendu, jusqu’au moment où l’on prend enfin conscience que ce chatoiement de textes n’a jamais été destiné à former un tout, et que si l’on s’y perd, c’est qu’il n’y a simplement pas de fil. Il ne faut pas chercher de système nietzschéen. Si ce foisonnement devait se cristalliser dans un système, dans une doctrine, N. s’y serait pris autrement, comme n’importe quel professeur de doctrine.
A propos de l’écriture fragmentaire, il convient donc de ne pas commettre l’erreur de penser que ce ne sont là que des éléments dispersés destinés à constituer un texte continu et d’un seul tenant, comme si l’œuvre de N. telle qu’elle nous est accessible n’était qu’une ébauche en attente de reprise et d’achèvement ou comme si Nietzsche souffrait d’une telle incapacité de construire une pensée cohérente qu’il fallût s’y coller à sa place en puisant dans le gros tas de confettis qu’il nous a laissé.
Cette œuvre doit être reçue telle qu’elle se donne à lire et il ne faut rien attendre d’autre. Si je devais esquisser la représentation que je me fais tout cela, je dirais que Nietzsche a complètement cassé le rapport ordinaire à la pensée et qu’il a tenté quelque chose qu’il n’a peut-être que partiellement réussi : balayer tous les intermédiaires et se coller directement à la vie qui l’anime et, à partir de là, à partir de là seulement, se remettre à penser. Les écrits de Nietzsche sont la trace laissée par un convalescent guéri d’un mépris de la vie partout présent, émerveillé de ce qui lui arrive, et qui se moque bien d’aller quelque part. Nietzsche n’est pas un voyageur mais un errant qui a largué les amarres. Plus rien ne tient à rien, le hasard mène le bal et tout est à construire.
C’est une pensée de rupture. Mais attention, une pensée de rupture n’est pas une pensée alternative. Ce n’est pas une rupture que dire « non » chaque fois que les autres disent « oui ». Dans ce cas, il ne s’agit que d’une forme rudimentaire et agaçante de conformisme. Même si cela y ressemble très souvent, Nietzsche ne prescrit rien ; ce qu’il dit n’engage jamais que lui. Jamais il ne nous assène : « Vous vous trompez, ce n’est pas noir mais blanc ». Il nous souffle plutôt à l’oreille: « Inventez la couleur si ça vous chante ou alors ne cherchez pas ». C’est pour cela qu’on s’y perd… jusqu’au moment où l’on commence flairer que ce qui compte est beaucoup moins ce qui est dit que le lieu d’où cela nous vient. C’est à la racine même de l’acte de penser, là où la pensée s’articule directement sur la non-pensée, qu’il s’est posté pour y déposer sa dynamite.
Nous ne pensons pas des choses fausse, nous pensons faux. Il y a une culbute, un renversement (appelons cela comme on voudra) à faire, après quoi tout est radicalement différent, alors même que les apparences semblent n’avoir pas bougé. C’est comme s’il nous parlait de ce que nous connaissons et avec les mots mêmes dont nous nous servons ordinairement, mais depuis ailleurs.
La difficulté de Nietzsche, c’est qu’il est à la fois l’homme de la remise en question fondamentale et à la fois, surtout, l’homme d’après cette remise en question.
Reprenons l’apologue du sage qui montrait la lune et de l’insensé qui regardait le doigt. Supposons que le sage soit particulièrement retors. Il pourrait montrer la lune pour faire croire qu’il est sage de regarder la lune alors qu’en vérité c’est bien sur le doigt et sur rien d’autre qu’il faut concentrer son attention. Nietzsche nous appelle depuis l’autre rive, ou peut-être à mi-chemin entre les deux bords d’un gouffre que nous ne voyons pas ; c’est de là qu’il s’exprime. Il nous parle de ce que nous connaissons bien, et nous ne voyons pas qu’il en parle d’un tout autre point de vue que celui auquel nous sommes habitués. Pour dire les choses autrement, il se situe suffisamment loin de nous pour nous parler comme s’il était parvenu de l’autre côté.
Il me paraît évident que nous n’avons pas encore franchi le pas, que notre époque, si prodigieuse soit-elle et si narcissiquement convaincue de son absolue singularité dans le marigot où elle se complaît, n’a pas encore intégré toute la puissance ravageuse de la transmutation nietzschéenne.
Essayons d’introduire le petit texte que nous allons étudier : Les quatre grandes erreurs, Crépuscule des Idoles, pp. 38 – 46, édition Folio essais, Gallimard.
Ce qu’on y voit d’abord, c’est la dénonciation de la religion et de la morale. Et ce constat semble nous dire que nous sommes en terrain familier. Cela colle avec ce que nous nous attendons à trouver sous la plume d’un Nietzsche. Ça, c’est la lune.
Mais si les prêtres et les moralistes sont décrits comme des personnages malfaisants, des contempteurs de la vie, Nietzsche ne s’attarde pas là-dessus. Ce qu’il faut comprendre, ce n’est pas en quoi les prêtres sont malfaisants, mais à quoi tient le fait qu’il y ait des prêtres, des moralistes, de la religion, de la morale. Les prêtres et les moralistes ne sont que des espèces qui ont prospéré dans une niche écologique qui leur était favorable. Ils sont le produit de cette niche, sans quoi, ils ne seraient tout simplement pas. Ça, c’est le doigt.
Il va dire quelque chose comme : s’il y a des prêtres, c’est un peu notre faute, d’autant que pour l’essentiel ils sont dans notre tête… Évidemment, il ne le dit pas comme ça, car ce serait faire revenir la morale par la fenêtre après l’avoir congédiée par la porte ! En fait, c’est notre faute, mais nous n’y pouvons rien. La raison est que nous sommes piégés par notre propre manière de penser. La pensée, au lieu de nous faire adhérer à la vie, nous aveugle et nous égare. Et la question du départ se change en celle-ci : pourquoi, en matière de pensée sommes-nous nés boiteux ? Ça, c’est la raison pour laquelle il faut concentrer toute son attention sur le doigt.

Aux humains, le temps est toujours compté. Il faut se dépêcher parce qu’une vie c’est très court. Au fond, il ne s’agit de rien d’autre que de réussir son coup et de ne pas tomber dans les pièges que nous nous tendons nous-mêmes. On peut dormir le temps de sa propre vie, la subir dans un état de semi-léthargie. Mais on peut aussi se réveiller et se donner tout entier à cette vie qui nous saisit, nous coller à elle, comme on s’accroche à une monture qui vous emporte vers nulle part, certes, mais de si belle manière…