La notion d’Esprit, chez Valéry, ne laisse pas de poser quelques problèmes. Il nous a été présenté comme une force pulsionnelle, quelque chose qui pousse sans cesse (en avant ou dans n’importe quelle direction!). On se figure alors assez facilement le caractère redoutable de l’Esprit, son potentiel destructeur, le rôle qu’il peut jouer, notamment, dans l’effondrement d’une civilisation. Mais comment comprendre que l’Esprit soit aussi le moteur de la création, ce par quoi une société se complexifie, se perfectionne, peut aller dans le sens d’un surcroît de civilisation. On peine à se représenter une force pulsionnelle comme une capacité d’organisation servant des buts rationnels.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un petit détour s’impose.
Une civilisation est une abstraction ; les réalisation matérielles qui sont associées à telle ou telle civilisation ne sont pas elles-mêmes cette civilisation, elles n’en sont que la signature. C’est le cas de toutes les oeuvres artistiques, de toutes les productions littéraires. Elles peuvent constituer un aspect tout à fait caractéristique, emblématique d’une civilisation donnée mais c’est l’adhésion qu’elles suscitent, leur valeur de symbole qui en sont la clé. La civilisation elle-même,en tant qu’abstraction, relève donc de la représentation.
Il en va de la civilisation comme de la langue, objet bien défini de la linguistique bien qu’elle n’ait aucune existence « visible » en tant que telle. La vie d’une civilisation ou la mise en oeuvre d’une langue ne sont concevables que si elles sont tout à la fois assumées individuellement et accomplies collectivement. Une civilisation, comme une langue, est à la fois un trésor personnel que chaque individu possède dans son intégralité quoique sous des formes légèrement variables et l’élément constitutif d’une collectivité, facteur déterminant d’une identité commune.
L’articulation de l’individuel et du collectif est une question centrale et particulièrement complexe. Je ne prends pas trop de risques en avançant qu’elle constitue un problème ouvert et qu’elle le restera. Comment une somme d’éléments individuels finit-elle par constituer un entité collective, entité dont, justement, les caractéristiques propres ne sont pas déductible des postures individuelles ? Comment une entité collective qui n’est de facto que la résultante d’éléments individuels peut-elle donner toutes les apparences d’une entité vivante autonome ? Cette question a été traitée à maintes reprises. Chez Freud par exemple, Il s’agissait de décrire les altérations que subit la psychologie de l’individu lorsqu’il se trouve dans une foule. Chez Valéry, c’est autre chose. Si la notion d’Esprit fait problème, c’est parce qu’on peine à mettre en relation les processus collectifs et les comportements individuels.
La solution proposée par Valéry est fondée sur le concept de croyance. La croyance est la manière dont un processus collectif est à la fois vécu et conforté par les individus qui s’y trouvent impliqués. Confiance ou méfiance, adhésion ou rejet, nous ne sommes pas ici dans le champ de la connaissance réfléchie. L’objet de la croyance est d’une autre nature que celui de la connaissance ; la croyance est une question d’affects tandis que la connaissance est gouvernée, en principe, par des considérations rationnelles.
Dès lors, une civilisation peut être définie comme un système de croyances portant sur un certain nombre de valeurs communes. Je pense que l’analogie avec la langue, qui n’ « existe » que dans la psyché de ses locuteurs, est tout à fait pertinente. A chacun sa version de la langue commune. Ces versions, toutes singulières, ne sauraient trop varier, sous peine de compromettre l’existence même de la langue. Il en va de même pour les croyances constitutives d’une civilisation.
Le partage d’une croyance se fait par conformité et de façon largement inconsciente. Il ne faut pas croire, en effet, que nous ayons à adhérer à toutes les croyances constitutives d’une civilisation l’une après l’autre, dans un processus rationnel. Nous tendons à y adhérer en bloc et sans nous poser de questions. Sans être innée, la croyance est presque toujours « déjà là », elle se greffe sur un lot d’acquisition dans lequel tout le monde se retrouve sans avoir fait l’effort d’y arriver ; elle nous est transmise dès le plus jeune âge et nous la trouvons bien ancrées en nous, quand nous devenons capables d’en prendre conscience. Par ailleurs, étant avant tout une affaire passionnelle, la croyance est très souvent ce qui résiste aux avancées de la connaissance rationnelle ; elle est foncièrement conservatrice. A l’échelle de la collectivité, la croyance ne devient explicite qu’à partir du moment où elle commence à poser des problèmes, quand elle est remise en question, quand elle est trop systématiquement démentie par les faits.
Le mot croyance est le quasi-synonyme du mot de confiance. La base de la croyance est la confiance que nous témoignons à tous ceux dont nous dépendons d’une manière ou d’une autre. Je crois que le boulanger va me vendre un pain comestible et ne va pas m’empoisonner. Je crois que la personne que je croise sur le trottoir ne va pas m’agresser. Je crois que ceux qui vont venir me chercher à tel endroit et à telle heure ne me laisseront pas tomber, etc. Je suis obligé de croire – et non de savoir – parce que je dépends d’une quantité de faits et d’éléments qui ne sont pas sous mon contrôle.
En fait, nous regrouperons ici trois termes indissolublement liés ici : croyance, confiance et valeur. Examinons ce trinôme de plus près.
On ne croit qu’à ce qui vaut la peine, qu’à ce à quoi l’on tient. On croit toujours pour préserver quelque chose. Ce qu’on appelle les valeurs, c’est justement ce sur quoi portent les croyances, à savoir quelque chose d’immatériel et de subjectif : entités absentes ou propriétés attribuées à des objets. Si les objets sont présents, les propriétés qu’on leur prête peuvent être très diverses et fort éloignées de leurs caractéristiques physiques : quelque chose qu’on ne voit pas, qu’on n’est pas en mesure de vérifier soi-même, mais que l’on admet parce qu’il est plus avantageux pour nous de le faire que de ne pas le faire. Une valeur, c’est ce sur quoi porte notre adhésion. Ce qui fait, par exemple, qu’un objet a un sens pour nous et mérite d’être acquis ou conservé.
Le paradigme de la valeur auquel Valéry se réfère, non sans quelque ironie, c’est celui de la bourse, ni plus ni moins. La référence n’a rien d’innocent au coeur de la grande crise qui a suivi le crash boursier de 1929.
On ne croit pas à la valeur d’un titre ou même d’un simple billet de banque à cause des qualités intrinsèques du morceau de papier en question, mais parce que la croyance en la valeur de ce morceau de papier est partagée par une majorité de gens. C’est la croyance qui fait la valeur et non l’inverse. Il suffit alors qu’un doute s’installe pour que ce consensus se défasse.
Au fond, qu’est-ce qu’une panique boursière ? Lorsque la bourse s’effondre, rien de matériel ne se produit. Dans un sens, tout reste rigoureusement comme avant. Rien à voir avec les stigmates physiques que laissent un tremblement de terre ou un incendie. Seule la croyance s’est effondrée. Mais dans ce cas, cette croyance qui unifiait un instant plus tôt perd toute capacité fédérative.
Comme nous l’avons déjà noté, on ne parle jamais autant des « valeurs » que quand elles sont en crise, quand elles sont sur le point de perdre ou qu’elles ont déjà perdu la capacité de rassembler. Ces « valeurs », que l’on invoque comme des signes de reconnaissance ne sont plus que des mots. Liées autrefois à des données vérifiables, à des comportements définis, à des postures assumées, elles ne sont plus que des formules en perte de sens. Nous avons déjà évoqué le cas de l’égalité, mais cela vaut aussi bien pour la liberté, l’intérêt général, la vérité elle-même.
L’agonie d’une civilisation, ce n’est rien d’autre qu’une crise générale des valeurs, qui se traduit par une dévalorisation profonde des références majeures et le repli sur des « valeurs » de second ou de troisième ordre, comme les illusions consuméristes, la convivialité à la sauce des réseaux sociaux, le repli communautaire, la haine de l’autre.
Pour conclure, notons qu’il convient de se montrer particulièrement prudent dans ce domaine. Une valeur, ce n’est pas quelque chose qu’on impose ou même qu’on lance sur le « marché ». Les valeurs ne sont vivantes que si l’adhésion est naturelle et va sans dire. C’est comme les applaudissements. Si l’on n’a rien qui mérite des applaudissements, frapper dans ses mains n’a aucun sens.
Voyons maintenant s’il est possible de boucler la boucle.
Nous avons laissé jusqu’ici de côté un élément important sur lequel -Valéry insiste pourtant lorsqu’il oppose la condition animale à la condition humaine. C’est l’énergie nécessaire à tout être vivant pour tenir à distance sa propre mort, énergie dont la fonction principale semble être la perpétuation de l’espèce. Cette énergie permet à l’animal de suivre son instinct et de lutter plus ou moins efficacement contre les contraintes du milieu, de conserver cet équilibre qui permet la reproduction du même cycle une génération après l’autre. Nous la retrouvons évidemment chez l’être humain où elle joue exactement le même rôle, mais pas seulement. Par ailleurs, il semble que cette énergie soit toujours en excès. Chez l’animal, cette part d’énergie non liée aux instincts se perd on ne sait où ; chez l’homme, elle constitue la substance du désir. A partir de là, il nous faut tenter de développer ce que Valéry se borne à esquisser. Nous ne pouvons guère imaginer un désir qui ne soit pas désir de quelque chose. Définir l’objet du désir, c’est rendre le désir dicible, c’est le faire entrer dans le champ des croyances et des valeurs. Faute de cela, il demeure une poussée aveugle, inexpliquée qui ne peut produire que de l’angoisse devant ce qui incontestablement s’impose à nous et nous remue, mais sans raison. C’est la capacité de symbolisation qui va permettre de qualifier cette force pulsionnelle, de lui conférer une raison d’être, de l’orienter vers une « valeur ». Mais cette raison d’être, que nous voyons comme la cause du désir n’en est que sa détermination après coup. C’est par là que la force pulsionnelle se convertit en comportement, en adhésion, en participation à une oeuvre commune. C’est par là que l’Esprit, pour reprendre le terme utilisé par Valéry, devient force de transformation, mais une force ambivalente, à la fois tâtonnante, incapable d’anticiper sur les conséquence de ses réalisations, potentiellement destructrice, mais la seule qui soit capable de conduire à cette phase transitoire et fragile qu’on appelle une civilisation.