En abordant un texte, quel qu’il soit, prendre l’habitude de dire : ce qui est là, devant moi, quelqu’un l’a écrit. C’est comme une boîte entrouverte, laissant vaguement entrevoir quelque chose à l’intérieur. On peut l’abandonner à son sort et passer son chemin ; on peut aussi l’ouvrir et en inventorier le contenu, parfois insignifiant, parfois non. Rencontre de hasard.
Il y a des écrits pour quelqu’un, des écrits pour n’importe qui, mais aussi, sans qu’il faille trop s’en étonner, des écrits pour personne, dont l’unique raison d’être est d’avoir été élaborés, construits, pensés pour assouvir un certain désir de comprendre ou un besoin d’expression, ce qui revient au même.
Il ne faut pas très longtemps pour se rendre compte que l’écriture peut être tout autre chose qu’un outil de communication. Elle permet d’abord et avant tout d’élaborer des constructions symboliques complexes, de matérialiser un effort de pensée, tout simplement de penser. Une personne qui écrit est comme un architecte, dont les constructions, bien que composées de pures idées, seraient fortement structurées et soumises à de fortes contraintes, logiques et/ou esthétiques. Si ces contraintes ne sont pas respectées, la construction s’effondre sans bruit, certes, mais sans remède.
Il ne s’agit pas forcément d’écrire des livres. Réservons donc le terme d’écrivain à tous ceux qui se consacrent à cet exercice et contentons-nous du terme d' »écrivant » qui, s’il manque d’élégance, lève l’ambiguïté quant au statut du texte produit. Mais surtout, mettons-nous bien dans la tête qu’un livre est souvent un leurre. On a l’impression qu’un texte, dans son édition et sa diffusion en librairie, trouve sa véritable fonction et sa légitimité. Pourtant, à ce stade, le plus souvent il meurt dans une cruelle indifférence. C’est triste mais l’on s’en accommode. Plus grave est que le livre porte au malentendu avant tout parce que, sous la forme d’un objet matériel bien circonscrit dans l’espace, qui présente toutes les apparences de l’unité et de la compacité, il se donne pour achevé. Comment peut-on croire qu’il soit possible de mettre un point final à un mouvement de pensée, comme si la pensée n’était pas ce flux incessant qui toujours se fait et se défait, qui prend forme par sédimentation dans la longue durée, comme si un texte, quel qu’il soit, n’était pas qu’une phase transitoire dans un processus qui le dépasse ?
Pour ma part, j’essaie de capter les pensées errantes qui d’aventure me traversent, j’essaie de les travailler un peu, j’essaie de savoir ce qu’elles signifient pour moi, pourquoi elles résonnent en moi de façon parfois si singulière; je m’efforce de m’y accrocher et, à partir d’elles, de pousser les choses un peu plus avant si c’est possible. Ce processus n’a pas de fin, les pensées, nourrie de pensées, progressent d’une forme éphémère à une autre, formant des figures étranges et parfois fascinantes comme un vol d’étourneaux dans le ciel.
Mais à tant ruminer, ne risque-t-on pas de se laisser dériver jusqu’à l’enfermemement dans un petit tourbillon personnel, une sorte de villa « Sam Suffy » ou « do-mi-si-la-do-ré » bien loin du réel, en marge de toute « effectivité » ? J’entends bien cela et je m’interroge. Mais qui s’illusionne ici ? Ceux qui se persuadent que ce qu’ils disent ou écrivent rend forcément compte du monde tel qu’il est, que le langage est un lecteur de sens, traducteur immédiat en marche arrière et transmetteur d’ordres en marche avant, ceux qui se voient comme les colonisateurs du réel, les jardiniers du monde, qui pensent que le monde n’existe et ne doit être compris que pour être instrumentalisé et régi par eux, ou au contraire ceux qu’aucune prouesse technologique n’arrachera à leur étonnement d’être au monde, pour qui le non-sens restera toujours l’horizon ultime de toute aventure, pour qui, de ce fait même, le sens est toujours à créer, à produire, même si, une fois articulé dans et par le langage il retourne au non-sens, que vivre, donc, consiste en un incessant effort d’émerveillement et de lucidité, prodigieux et vain ?
A propos de l’essentiel, le sens de notre vie, nous savons aujourd’hui qu’il n’est pas de Vérité qui s’imposerait d’elle-même et que tous ceux qui prétendent détenir une telle Vérité ne peuvent que tenter de l’imposer par la contrainte. Chacun est libre de croire ce qu’il veut, mais les croyances ne peuvent se transmettre comme se transmettent des certitudes scientifiques. Ou bien elles nous imprègnent à notre insu dès l’enfance, ou bien il faut les introduire de force dans les crânes et les y faire tenir par de belles promesses ou des menaces. Il incombe à chacun de se construire sa propre vérité, vérité contingente, singulière, qui s’éteindra avec lui.
La certitude scientifique qui permet d’élaborer des connaissances positives, vérifiables et transmissibles n’englobe qu’une dimension de l’expérience humaine et laisse en suspens l’essentiel. Il est curieux qu’on n’insiste que sur la solidité des connaissances scientifiques sans rappeler ce qui est plus important peut-être : l’étroitesse du domaine où de telles connaissances sont possibles et le fait que les questions les plus fondamentales n’y trouveront jamais de réponse. Les avancées du savoir scientifique se traduisent par un surcroît de puissance face à la nature, et un bouleversement profond de nos conditions d’existence. Pourtant, ce savoir peut toujours plus qu’il ne maîtrise dans les fait et demeure incapable de mesurer l’impact réel de cette constante montée en puissance sur les conditions mêmes de la vie. Et sur le sens de notre existence, sur la raison d’être d’un tel remuement, il demeure absolument sans ressources. Tout ce qu’il peut faire, c’est anesthésier ce besoin de sens qui nous tenaille, l’endormir comme on endort un nourrisson en agitant un hochet devant lui.
Que veux-tu ?
Telle est la question que nous renvoie ce monde où nous sommes jeés. Question existentielle fondamentale, qui n’a rien en elle-même de métaphysique, puisque nous devons y répondre d’une manière ou d’une autre à chaque instant de notre vie. Non pas « Qui es-tu? », ni « Que fais-tu là? », ni même « Quel est le sens de tout cela? », mais « Que veux-tu? »
Ce « Que veux-tu? », Che vuoi ?, que j’emprunte à Lacan, sera bien le point de référence ce ce blog, le foyer vers lequel convergeront plus ou moins explicitement tous ses textes, rédigés tout à la fois pour quelques-uns et pour personne, abandonnés sur le chemin aux bons soins des passants. Ils ne racoleront jamais les lecteurs et si personne ne s’y aventure, ce ne sera pas un drame.