M’interrogeant sur un état de choses à maints égards comparable à celui que Valéry a tenté d’affronter, je m’avise que le mot « esprit » ne se serait pas imposé à moi dans le cours de ma réflexion. Or, dans les trois textes que nous examinons, il occupe une place tout à fait centrale ; sa présence dans tous les titres (crise de l’Esprit, politique de l’Esprit, liberté de l’Esprit) en témoigne clairement. En d’autres termes, il se donne comme l’une des clés de la construction conceptuelle de ces textes et, partant, de la perception que Valéry a de ces phénomènes que nous reconnaissons comme étant aussi les nôtres.

Conformément à notre habitude, nous commencerons par examiner le mot pour lui-même sans passer d’emblée au concept ou, si l’on préfère, sans laisser croire que son sens soit clair pour nous et devrait l’être pour tout le monde. Nous prendrons ce mot pour un signifiant sans contenu (ou presque), comme si nous ne l’avions encore jamais rencontré ni chez Valéry, ni ailleurs. A partir de là, nous nous efforcerons d’en élaborer le concept à la lumière des différents contextes dans lesquels il se trouve éclairé.
A l’époque de Valéry, « esprit » fait partie des mots de la tribu, un peu comme la notion de « peuple non civilisé » que nous nous refuserions à utiliser aujourd’hui en raison de ses connotations racistes qui nous le rendent insupportables, alors quelles n’étaient pas perçues comme telles autrefois. Je ne prétends pas qu’Esprit soit un gros mot, mais ce mot qui venait tout naturellement sous la plume au temps de Valéry nous étonne aujourd’hui et, dans une certaine mesure nous dérange.
Le premier constat est qu’on ne peut utiliser le mot esprit sans se référer à son « opposé », la matière. Ils forment un couple indissoluble et s’expliquent l’un par l’autre. L’esprit, ce n’est pas la matière et réciproquement. Le second constat, c’est que dans ce couple, il y a une hiérarchie. En principe l’esprit commande à la matière.
Et là, d’emblée nous sommes en pleine métaphysique, ce que Valéry perçoit bien, puisque justement, il s’en défend vigoureusement. Il est parfaitement clair sur ce point : cet Esprit dont il parle n’est pas une entité métaphysique. Disons, pour faire court, qu’il n’a pas d’existence propre. On peut même aller jusqu’à dire que ce n’est qu’une manière de parler. Prenons acte de cette mise au point. Si je comprends quelque chose ce que veut dire Valéry, c’est qu’une fois posé dans le raisonnement, le terme d’esprit ne nous intéresse pas pour lui-même, mais par les effets qui se manifestent en rapport avec lui et par quelque fonction à laquelle il semble renvoyer dans le discours. L’Esprit est en quelque sorte le terme qui nous sert à donner un sens à certains phénomènes, eux-mêmes tout à fait perceptibles. C’est ce qui nous permettra de glisser de l’idée de substance à celle de force, de force agissante.
Ce terme apparaît en outre sous deux formes : au singulier, avec une majuscule le plus souvent, et au pluriel sans majuscule. Il y a donc l’Esprit et les esprits. Dans le second cas il s’agit de la minorité éclairée, des intellectuels qui donnent le ton dans la société de leur époque. Valéry n’a jamais caché son élitisme. Dans une société, il y a ceux qui pensent, parce qu’ils sont en condition de le faire et il y a ceux qui vivent leur vie, à un autre niveau. Les « premiers de cordée » de Valéry ne sont certes pas ceux qui se signalent par une réussite économique éclatante, les riches ou super-riches ; mais ils forment néanmoins une élite, celles des êtres les plus cultivés, les plus indépendants d’esprit, ceux qui sont à ses yeux les plus aptes à juger, pour eux-mêmes et pour tout le monde. La société a besoin d’une tête, elle a besoin aussi de gardiens du temple. C’est l’évidence même, pour lui comme pour les intellectuels de son époque. Plus encore, dans le texte de 1919 en tout cas, la même opposition entre la « tête » et les « bras » se retrouve à l’échelle du monde entre une Europe éclairée mais en déclin, sur le point de perdre sa position dominante, et des nations dépendantes, placées dans une position d’infériorité, en attente de civilisation en quelque sorte. On pourrait gommer cet aspect des choses politiquement peu correct à nos yeux, mais il me semble nécessaire d’en parler, parce que c’est justement cela qui est en train de changer en 1919 et Valéry le perçoit avec une grande lucidité.
Mais il y a surtout le mot « Esprit », employé au singulier avec une majuscule. Ce n’est pas pour désigner une sorte d’entité collective, la somme des « esprits ». Du rapport entre « les esprits » et « l’Esprit », Valéry ne nous dit rien, même s’il ne saurait être dénié ; nous y reviendrons. L’Esprit, Valéry nous le présente comme une force, une force agissante, une force de transformation.
Pour comprendre ce cela peut vouloir dire, jetons un coup d’oeil sur Nietzsche et sa volonté de puissance. Celle-ci n’a rien à voir avec la force de caractère, l’ambition, le désir de dominer. Elle est l’expression pulsionnelle, l’expression la plus profonde, de la vie qui nous anime, nous domine et nous submerge. Certes l’Esprit selon Valéry ne coïncide pas exactement avec la volonté de puissance nietzschéenne, mais ce sont des forces du même ordre, et cela devrait nous permettre de comprendre mieux la relation qui unit et oppose « les esprits » et « l’Esprit ». Si les premiers sont des consciences éclairées, les têtes pensantes de leur époque, le second est une force pulsionnelle qui ne répond pas aux catégories de la raison et de la morale. On peut dire qu’à partir de là, Valéry renverse la perspective qui domine sa position élitiste. Ces esprits qui semblaient être la partie intelligente de la société, celle qui devrait la conduire vers les meilleurs choix possibles, nous apparaissent soudain comme dépendant eux-mêmes d’une force pulsionnelle qui les dépasse. Il serait donc vain de supposer que la société, le collectif sous tous ses aspects, puissent être gouvernés de façon pleinement rationnelle. Il est encore plus vain d’imaginer que des esprits éclairés puissent répondre de façon optimale aux aspirations d’une masse ignorante.

Alors que dire de cette force ?
Elle est caractéristique de l’espèce humaine ; elle est même ce par quoi l’homme se distingue de tous les autres êtres vivants. Ces derniers, en effet, accomplissent un cycle qu’ils répètent indéfiniment. Ils s’adaptent plus ou moins facilement aux modifications de leur environnement, mais ils tendent toujours à revenir à leur point de départ. A l’échelle où nous les observons, ils ne marquent aucun progrès, ils restent identiques à eux-mêmes, reproduisant toujours les mêmes formes. L’espèce humaine, au contraire, se refuse à la répétition pure et simple. Elle ne se satisfait jamais de l’état présent et tend toujours vers autre chose. Elle modifie en permanence ses conditions d’existence. Le point de départ ne coïncide jamais avec le point d’arrivée. Et n’allons pas supposer que ce soit systématiquement par souci de progrès. En rappelant que le mieux est l’ennemi du bien, Valéry rend perceptible la part d’incertitude que comporte cet incessant mouvement vers un plus.
L’Esprit agit à deux niveaux très différents :
Il préside d’abord à la satisfaction des besoins vitaux et à ce titre ne se distingue guère de l’instinct animal. Mais il est aussi, dans la même logique, le moteur de la symbolisation. L’homme (l’être humain), du fait de son entrée dans le langage, prolonge ses besoins vitaux par un besoin de comprendre ce qui lui arrive et de rendre vivable – de sublimer – ce qui le plombe ou le dépasse. Il transforme ses affects en poésie ou en musique, ses douleurs en oeuvres, ses loisirs en jeu, le plaisir de combiner en sciences abstraites. Des affections de l’âme, des loisirs et des rêves, l’Esprit fait des valeurs supérieures.

Pour faire court dans un premier temps, car nous aurons à revenir là-dessus à plusieurs reprises, nous nous retrouvons dans un conflit entre la raison assumée, l’équilibre postulé, la vision d’un monde où la logique, la raison, le bien gouvernent en droit, mais non en fait, une sorte d’état de grâce illusoire (le domaine des « esprits »), et un mouvement de fond où règne le déséquilibre et la démesure, qui échappe à la raison (la pulsion de l’Esprit).
Une civilisation correspond à chacune des brèves périodes d’équilibre apparent où le monde a pu sembler cohérent, obéissant à une vision d’ensemble. Or la permanence de ce type d’état est purement illusoire. Toute civilisation contient en elle-même le germe de son déclin et de sa dissolution.
Le constat final de Valéry est sans appel : nous sommes hors d’état de dire de quoi demain sera fait. Nous sommes propulsés dans une conjoncture historique dans laquelle nos représentation sont devenues inopérantes, où les « vérités » les plus contradictoires s’affrontent et se défont. Le caractère illusoire de tout ce qui semblait encore indiscutable et éternel il y a peu éclate au grand jour. Les mouvements profonds qui n’ont jamais cessé de façonner le réel sont mis à nu.