Le texte s’ouvre sur la mort des civilisations ; on s’attend à voir son auteur exprimer sa tristesse devant ce qui est irrémédiablement perdu. Des regrets, Valéry en a, assurément ; ils sont perceptibles mais jamais au premier plan de sa réflexion, laquelle porte sur tout autre chose. Nous avons déjà noté que le mot de civilisation disparaît littéralement dès la seconde page du premier texte ; si on le retrouve par la suite, ce n’est que pour jouer les figurants.
Ce qui intéresse Valéry ce n’est pas ce qui a été perdu, c’est le processus de la perte lui-même, mouvement erratique et implacable en raison duquel aucun équilibre durable ne peut s’instaurer dans l’histoire de l’humanité.
Ce qui a été perdu, Valéry le considère un peu comme nous pourrions le faire d’un billet de banque affichant une somme mirobolante, laborieusement gagné autrefois, mais qui n’aurait plus cours.
Valéry refuse aussi bien le déni réactionnaire avec tous les « il faut » dont il se pare, qui tend à compenser la perte de nos repères en mimant la conjoncture perdue, en cherchant à restaurer des valeurs disqualifiées, quitte à les imposer par la force dans l’invocation obsessionnelle d’une identité périmée, que l’aveuglement niais qui consiste à croire que tout changement constitue nécessairement un progrès, que l’adaptation à tout prix à des conditions nouvelles est une chance, que tous les problèmes d’aujourd’hui seront forcément résolus demain.
Toute sa réflexion porte donc sur le processus de changement lui-même, et dans des termes qui sont encore largement valables aujourd’hui. Nous y reviendrons en détail par la suite, mais préparons le terrain en posant quelque jalons.
1. A l’échelle de l’histoire humaine, la nature forme un tout que caractérisent certains équilibres fondamentaux. Sans que ce mot apparaisse véritablement, c’est la notion de système, voire d’écosystème qui se profile ici.
2. Mais toute l’action de l’homme porte sur la rupture des équilibres. A la différence des animaux qui accomplissent toujours les mêmes cycles (ce qui garantit leur conservation dans un milieu stable tout en les rendant extrêmement vulnérables dès que les conditions de vie se modifient), l’humanité ne revient jamais à son point de départ.
3. Les changements induits par l’homme sont profonds et se signalent à chaque étape par une montée en puissance.
4. Les résultats obtenus, l’état de choses qui procède de l’action humaine, ne répondent pas aux objectifs assignés ; ils les dépassent. La somme des actions délibérées aboutit donc à un état de choses imprévu et met en branle des mouvements incontrôlables.
Valéry développe ces thèse à propos de la course à l’abîme qui se dessinait dès 1918. En gros, la Grande guerre a dissipé les illusions de stabilité que portait la situation politique et culturelle de l’Europe dans le dernier quart du XIXe siècle et le chaos qui en a résulté pouvait déboucher sur absolument n’importe quoi, chaque décennies montrant que le pire devenait de plus en plus probable. Les mêmes catégories semblent aptes à décrire le désarroi où nous nous trouvons aujourd’hui, sur un autre plan, dans une conjoncture dominée par la perspective des déséquilibres naturels irréversibles et le vide d’une subjectivité profondément aliénée.