Le mot « civilisation » apparaît de façon spectaculaire mais fugace au tout début du premier texte, puis il disparaît du champ. C’est qu’il ne constitue pas l’objet propre de la réflexion de Valéry.
Nous nous y attarderons néanmoins un peu, en tentant de mettre en lumière quelques aspects qui ne sont qu’implicites chez Valéry. La chose ne manque pas d’intérêt au moment (le nôtre) où le thème de l’identité est agité de manière quasi obsessionnelle par certains milieux conservateurs.
D’abord, soulignons bien que si le mot existe et peut être brandi comme un drapeau, le sens, lui se dérobe quand nous tentons de le saisir. Quant à la chose elle-même, nous n’hésitons pas à dire qu’elle n’existe pas.
Pourtant, on fera remarquer que le Parthénon, par exemple, témoigne on ne peut plus concrètement du fait qu’il y a eu une civilisation grecque.
Nuançons. Le Parthénon est effectivement le témoignage de quelque chose, mais il n’est pas lui-même cette chose-là. Nous disposons en effet d’un certain nombre de signes qui évoquent un « quelque chose » que nous appelons la civilisation grecque. Et puisque ce sont les Grecs qui nous ont apporté le mot de « barbare », et qu’ils désignaient ainsi les « autres », c’est qu’ils avaient conscience d’être différents, donc, pour user de termes dont eux-mêmes ne disposaient pas, d’être des « civilisés », donc d’appartenir à une « civilisation » et la boucle est bouclée. La civilisation serait donc ce qui nous définit « nous » par rapport aux « autres », avec en plus cette idée de hiérarchie qui place le « nous » au dessus de tous « les autres ». Et c’est bien la question identitaire qui se profile à l’horizon.
Mais ce n’est pas là dans cette perspective que Valéry s’inscrit quand il recourt au terme de civilisation. Si l’approche identitaire est essentiellement négative (je me définis par rapport à l’autre comme celui qui n’est pas l’autre), le terme de civilisation dans l’usage qui en est fait par Valéry appelle une définition positive.

Cette définition, postulons qu’elle soit possible et essayons tant bien que mal de la produire.

1. Une civilisation au sens de Valéry, c’est donc quelque chose de mortel. Si l’on pousse un peu plus loin le raisonnement, on dira que c’est un état transitoire. Une civilisation naît, se développe, connaît un bref moment d’équilibre, puis se défait. Mais la comparaison avec un être vivant, si elle rend compte du caractère passager de toute civilisation, se révélera fallacieuse si nous en déduisons que la civilisation peut avoir une existence substantielle. Comparons plutôt les civilisations à ces formes reconnaissables que peuvent prendre les nuages au hasard des vents. Elles n’existent que dans l’imagination de ceux qui les perçoivent. Je vois un éléphant dans le ciel, je le montre à mon voisin : il n’est pas sûr du tout qu’il confirme ma perception. De plus, à peine aurai-je dit « un éléphant ! » que les vents auront modelé les nuages autrement, l’éléphant aura disparu.

2. On ajoutera donc qu’une civilisation ne parvient à la conscience qu’au moment de sa disparition. Elle ne prend sens qu’au moment d’un inventaire après décès, au moment où elle est devenue pour nous quelque chose dont on peut parler, qu’on peut évoquer, quelque chose d’extérieur, de révolu et qui s’éloigne de nous sans retour.

3. Mais, pour reprendre notre métaphore, qu’est-ce qui correspond, dans le concept de civilisation à cette forme, à cet « éléphant » soudain apparu ? Je dirais qu’il s’agit de la conjonction fugace d’un ensemble de représentations et de croyances dominantes et d’un état de choses donné. Une civilisation correspondrait donc à un moment privilégié où le réel et les croyances se trouvent en phase, un moment où les conditions de vie effectives et l’idée qu’on peut se faire de la vie correspondent et se confortent réciproquement. On peut dire alors qu’une civilisation, c’est justement ce qui n’est pas en question, ce qui va de soi, ce qui n’est peut-être même pas conscient au moment où cela se passe. Mais rapidement l’équilibre se défait, le hiatus entre les croyances, les moyens d’expression, etc. et les conditions effectives de la vie devient patent.

4. Nous n’avons pas encore utilisé le terme de valeur, qui, dans l’imaginaire actuel peut se substituer, au pluriel, à celui de civilisation. Nous y reviendrons. Mais, pour mieux faire comprendre ce hiatus que nous évoquions à l’instant, isolons une valeur précise, par exemple l’égalité. Pour nous, en principe, les choses sont claires : tous les hommes sont égaux, mais si nous l’affirmons ce n’est pas du tout parce que nous constatons qu’ils le sont effectivement ; c’est uniquement parce qu’ils doivent l’être, parce que nous nous éprouverions de la mauvaise conscience à prôner l’inégalité voire même à en prendre acte, alors qu’elle est patente. Pendant des décennies, avant la révolution de 1789, la valeur d’égalité était pleinement légitime aux yeux des gens éclairés, lesquels étaient persuadés que l’inégalité qu’ils constataient autour d’eux pouvait être abolie, que l’égalité de fait relevait du possible, donc d’un avenir accessible. Il se peut, d’ailleurs, que pendant un temps assez bref, dans le bouleversement révolutionnaire, l’égalité ait été réalisée dans les faits et perçue comme telle. Une sorte de moment cathartique, ce moment lyrique intense mais fugace qui caractérise tout processus révolutionnaire. Mais cela n’a pas duré et aujourd’hui l’égalité politique constamment invoquée n’est qu’un leurre et ne pèse pas lourd devant toutes les formes d’inégalité qui ne cessent de s’accroître. On continue néanmoins de proclamer haut et fort et contre toute évidence que les hommes sont égaux.

Pour revenir à Valéry et annoncer la suite de notre réflexion, on peut comprendre maintenant pourquoi le mot « civilisation » n’a fait qu’un petit tour de piste au début de notre drame en trois actes avant de disparaître corps et biens du discours. Ce qui compte, en effet, ce n’est pas ce qui est perdu. Inutile de se fixer là-dessus, on ne peut pas revenir en arrière. En revanche, à tous ceux qui pensent que pour l’essentiel rien n’a vraiment changé et que les vieux schémas ne sont pas abolis, il tente de montrer que l’histoire continue, que le train poursuit sa route à toute allure, mais hors des rails. Il insiste sur le fait qu’on ne sait pas où cela nous conduit et tente de formuler une théorie du changement qui rende compte de cette incertitude constitutive.

Bref, qu’on aperçoive des éléphants, des chameaux ou des girafes dans le ciel, peu importe. Ce qui compte c’est le jeu du vent et des nuages, les coulisses de ce spectacle céleste que personne ici-bas ni aucun dieu là-haut ne maîtrise.