« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
« Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvons pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.
« Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces monde avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les oeuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux. »
Paul Valéry, La Crise de l’esprit
Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
L’ayant lue une fois par hasard ou, peut-être, l’ayant entendu citer par un de mes professeurs, j’ai conservé cette phrase dans un coin obscur de ma mémoire ; lorsque je commençai à m’interroger sur l’inquiétante période historique que nous vivons aujourd’hui, elle a resurgi aussitôt. C’est par elle, je l’ai déjà dit, que je suis remonté aux trois textes dont il s’agit ici.
Cette formule exprime en effet parfaitement un sentiment largement répandu alors, mais qui demeurait plus ou moins latent. En d’autres termes, la formule de Valéry énonçait tout haut ce que de très nombreuses personnes sentaient confusément ; elle objective en toutes lettres, sous les yeux mêmes de ceux qui l’éprouvent un sentiment aussi profond que mal élucidé. Un bel exemple de la force (ambivalente) du langage!
Cette force est-elle un signe de pertinence à tous points de vue ? Sûrement pas. Nous verrons qu’à l’examen, cette belle formule de Valéry pose de très gros problèmes d’interprétation. On doit admettre qu’une formule bien tournée (et cela vaut tout particulièrement dans le domaine de la publicité) puisse fort bien «parler» à un grand nombre de personnes sans être pour autant une source de compréhension véritable ; son efficacité repose sur une sorte d’illusion de sens. On croit qu’elle dit tout alors même, en fin de compte, elle nous « bluffe » simplement.
Il existe donc des jeux de langage dont la propriété n’est pas de formuler une idée, mais de rendre manifeste un sentiment sans pour autant l’expliquer. « Oui, c’est c’est exactement cela que je ressens! » Ce qui joue dans ce cas c’est la connotation, laquelle dépend non pas de l’auteur ou des caractéristiques internes du discours, que de la réception qui en est faite par celui qu’elle atteint. Pour ne citer qu’un exemple, car les connotations d’un énoncé, si banal soit-il, sont innombrables, on pourrait dire que cette phrase peut éveiller chez la personne qui la reçoit l’angoisse d’une découverte douloureuse et déjà lointaine : Ses parents vont vieillir et disparaître, leur soutien n’est pas éternel…
Examinons les choses de plus près.
Du point de vue rhétorique, cette phrase est une personnification, voire un embryon de prosopopée : une chose inanimée ou une abstraction est traitée comme un être vivant, doué de parole dans le cas qui nous occupe.
« Nous autres, civilisations, … » En dépit de ce que nos venons de souligner, le pluriel présente ici une certaine valeur d’information : ce n’est pas LA civilisation qui s’exprime, mais l’ensemble de (toutes) les civilisations, passées, présentes et à venir.
«Nous savons maintenant … »
Ce maintenant désigne bien le moment où le texte a été écrit, soit l’année 1919. Quelque chose d’irréversible s’est produit alors et, désormais, les choses ne sont plus et ne seront plus jamais comme avant. Le fait qu’une civilisation soit « mortelle » n’est pas en soi une véritable information. Nous savons bien, nous-mêmes, lecteurs de Valéry, que les civilisations sont mortelles puisque nous avons sous les yeux les ruines de la Rome antique et les vestiges de très nombreuses civilisations disparues. Certaines nous sont relativement connues, d’autres se présentent comme des énigmes dont la clé est définitivement perdue.
Mais ce « nous » englobant inclut notre propre civilisation, le milieu matériel et symbolique dans lequel nous évoluons et qui nous constitue intimement ; plus encore, il nous inclut nous-mêmes. Certes, ce sont les civilisations qui « parlent », mais une civilisation n’est rien d’autre que la pensée commune d’une multitude d’individus en chair et en os.
En gros, la guerre de 14 – 18 ne fut pas qu’une tragédie commune ; elle constitue un traumatisme intime : nous sommes devenus orphelins de notre propre civilisation.
Mais le mot civilisation, ici, est donc livré sans que rien ne le définisse. Nous avons le mot, rien que le mot qui nous prend un peu au dépourvu. Pour le concept, il faudra improviser avec les moyens du bord… Mais est-ce vraiment indispensable ? Un mot, nous pouvons fort bien l’inclure dans notre discours, ou même en faire le pivot de ce discours sans en développer explicitement le concept. Il ne fonctionne alors que comme un emballage vide, une étiquette qui ne renvoie en fin de compte qu’à elle-même.
Mais il nous faut maintenant conclure, en esquissant les étapes prochaines de notre exploration.
1. Que faire avec cette notion de mort d’une civilisation, cette interprétation brutale, donnée d’entrée de jeu, cette phrase qui touche à l’évidence un point sensible, qui « sonne » vrai, mais dont nous ne distinguons pas toutes les implications ? Si une guerre survenue il y a un siècle marque la fin d’une civilisation, qu’en est-il de nous, si longtemps après ? Quelle est cette civilisation perdue ? Et lorsque meurt une civilisation, est-elle aussitôt remplacée par une autre ? Ou alors ce terme de civilisation n’est-il qu’un leurre, de bout en bout, une identité fictive qu’une société s’attribue, un produit de l’imaginaire collectif ? On peut certes se demander si cette interrogation est pertinente. Accordons-nous simplement l’hypothèse suivante : le caractère chaotique du présent siècle, la montée des périls, l’accélération de processus extrêmement puissants et hors de tout contrôle ne posent-ils pas la question des catégorie qui président au développement de l’humanité, du sens de notre présence ici-bas ?
2. D’entrée de jeu, nous avons buté sur la question du langage. Avec le mot « civilisation » nous avons effleuré cette idée que l’usage des mots est toujours problématique et, pour reprendre des catégories ici plus lacaniennes que saussuriennes, que le rapport entre signifiant et signifié n’est pas élucidé. Comment se fait-il que des signifiants quasiment inconsistants puissent néanmoins agir puissamment ? Comment se fait-il que nous puissions user si efficacement de mots quasiment dépourvus de concepts ? Pour ma part, disons-le carrément, je n’ai jamais réussi à comprendre le fonctionnement du langage, en dépit de toutes ses évidences ! Par quel mystère un simple assemblage de signifiants peut-il fonder la transmission d’une pensée d’un sujet à un autre ? Comment se fait-il qu’un discours puisse avoir du sens ? C’est cette interrogation qui me fait douter de toute prétention philosophique que ne légitimerait pas une sévère critique du langage.