1er octobre
Quand on veut concentrer toute son attention sur une question on est constamment titillé par des pensées latérales. Dérangeantes d’une certaine manière, elles sont pourtant comme des signaux inintelligibles au premier abord, qui doivent avoir leur importance, même si celle-ci ne saute pas aux yeux. J’aimerais bien les attraper au passage et les déposer ici, « hors de tout contexte ».
– Tel qu’il s’offre au regard, sur la page imprimée, un texte est comme la façade d’un immeuble. Pour faciliter un peu les choses, précisons : comme la façade d’un immeuble la nuit.
Et, pour filer un peu plus la métaphore, la lecture de ce texte, ressemble à une tentative visant à reconstituer les appartements qui se trouvent derrière la façade. Ce que celle-ci désigne et masque tout à la fois.
Sur tel texte que nous lisons, nous tomberons tous d’accord sur un point : pour tout le monde, il s’agit rigoureusement des mêmes mots, assemblés de la même manière. L’interprétation, en revanche, c’est une tout autre affaire. On serait bien surpris si l’on était capable de lire dans l’esprit de son voisin comme on peut loucher sur le journal tient devant lui. Une seule façade, pour sûr ; mais pour combien d’appartements possibles ? Bon, les métaphores ont toujours leurs limite et il faut avoir la prudence s’en détacher au bon moment.
2 octobre
– En philosophie, pas de vérité ; ou plutôt, si quelque chose se dit sérieusement en philosophie ce ne sera ni vrai ni faux. Mais alors, à quoi bon ?
Tout bien considéré, le contenu proprement dit importe peu ; vrai ou faux, on s’en fiche un peu.
Un exemple pour mieux comprendre. Cette phrase de Nietzsche captée au hasard de la lecture (Gai Savoir, § 14) : « Se lasser d’une possession, c’est se lasser de soi-même. » Vais-je en faire une maxime personnelle ? Vais-je me dire que puisque Nietzsche le dit, ce doit être vrai ?
Rien de tout cela ! Je vais bien plutôt me demander comment il faut penser, quel point de vue il faut adopter, pour aboutir à une phrase telle que celle-là, et m’efforcer de saisir dans quelle mesure la vision du monde de quelqu’un qui dit cela peut perturber ce que je prends pour ma propre vision du monde. La posture d’un philosophe est toujours subjective ; en dépit de tous les efforts qu’il accomplit, elle reste singulière. Devant la posture nietzschéenne, au contact dérangeant de cette posture, je veux laisser ma propre posture tendre vers sa propre singularité. Ce que tu me dis est probablement vrai pour toi, il l’est peut-être pour moi ; mais ce qui compte, c’est le clin d’oeil que tu m’as lancé, notre compréhension mutuelle, au-delà du vrai et du faux !
3 octobre
Nietzsche, Le Gai savoir, § 34
Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui, toute l’histoire est remise sur la balance et mille secrets du passé sortent de leur cachette – pour être éclairés par son soleil. Il n’est pas du tout possible de prévoir ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré ! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives.
4 octobre
– Plus les années passent, plus l’idée d’avoir du succès, d’être connu de beaucoup de monde, etc. me paraît absurde ; plus qu’absurde : obscène. Plus obscène encore la posture pédante du savant qui éprouve le besoin de se fabriquer des ignorants à qui il puisse faire la leçon en toute impunité. La première responsabilité de quelqu’un qui en appelle à la nécessité de penser est de veiller sur sa propre pensée. Et ce n’est surtout pas cela qui peut en rendre l’expression séduisante. Ce qui est séduisant ne peut que séduire et séduire n’est pas penser. C’est soit l’un, soit l’autre, mais pas les deux. Penser vraiment, c’est comme lutter contre la noyade. Tout souci, toute l’énergie du « penseur » doivent aller à la survie. Pas un regard pour ceux qui ne verraient dans ces efforts qu’un spectacle intéressant. Seuls peuvent s’y reconnaître ceux qui, comme lui, luttent contre la noyade.
5 octobre
– Je m’accroche à Valéry l’inactuel, à Nietzsche l’inactuel, à tous ceux qui détonent, aux bizarres, aux poètes.
Nietzsche, lui, est inactuel au carré : les graines qu’il a semées n’ont même pas encore germé. Hâtons-nous de prendre la mesure de cette étonnante pensée, car bientôt, peut-être, tout cela sera devenu irrémédiablement illisible, car nous aurons définitivement perdu la capacité même de penser.
– Et pourquoi, quand je lis Nietzsche, c’est toujours Wittgenstein qui me fait signe depuis le trottoir d’en face ?
Qu’il serait facile de répondre facilement à cette question ! Mais, ce qu’il nous faut, c’est une réponse difficile, car la question, si déroutante soit-elle, n’a rien de futile.
6 octobre
– Veiller toujours aux expressions et aux tournures et s’en méfier. Quand on commence à user machinalement des mots, quand ils viennent par blocs se ranger trop facilement sous les doigts, c’est le moment de redoubler de vigilance, car le danger menace. Proust pratiquait le pastiche littéraire et ce n’était certainement pas un jeu innocent. Saisir finement ce qui distingue une écriture d’une autre, c’est chausser des lunettes qui rendent manifeste tout ce que le fond de notre propre écriture peut avoir d’artificiel, de caricatural, de pitoyable.
– On imagine volontiers que philosophie et débat d’opinion ne font qu’un, mais c’est une profonde erreur. C’est pourquoi les « philosophes » qui jouent aux experts sur tout et n’importe quoi dans les médias finissent par être tenus pour des clowns. Le point de départ de toute philosophie, la mise au point de l’appareil qui précède toute utilisation, c’est la mise en question du langage. Sans ce préalable, pas de philosophie possible : on reste enseveli sous le tas de boue que l’on prétend nettoyer.
7 octobre
– Jusqu’où peut-on aller dans sa réflexion sur un point précis ? On dirait : jusqu’à ce que tout devienne clair. Quand tout est clair, quand tout est explicite, on a fini. C’est simple, non ?
Pas sûr. Il me semble (mais ce n’est encore qu’une impression), que si l’on pousse les choses au-delà d’une certaine limite, tout ce qui était devenu clair redevient obscur, d’une obscurité nouvelle, bien différente de la première, pire. Bref, à partir d’un certain point, la pensée s’autodétruit. C’est probablement un phénomène analogue à ce qu’on appelle le délire de l’interprétation où, à force de pousser l’examen, le commentateur voit le texte qu’il étudie se désagréger sous ses yeux, et tous ses fragments entamer une danse grotesque. La signification vole en éclats, on verse dans le n’importe quoi, dans le mélange de tout et de son contraire. Sur les dangers de la surchauffe dans l’expression, voir Mallarmé.