La Crise de l’Esprit 1919

– Un constat : les civilisations sont mortelles. On le savait, mais sans en avoir fait l’expérience. Jusqu’ici, les civilisations disparues étaient considérées depuis le sol ferme de notre propre «civilisation».
– La guerre de 1914-1918 a détruit des hommes et des biens, mais au moment où elle se termine, un double constat s’impose : a) nous ne pouvons plus croire en rien, l’épreuve de cette guerre a discrédité toutes nos valeurs; b) ce sont probablement ces valeurs, sur lesquelles nous nous appuyions, qui ont conduit au conflit ou, tout au moins, n’ont pas permis de l’empêcher.
– Valéry tente de remonter à la veille du cataclysme. Un moment de la pensée qui se révèle, après coup, impossible à saisir, ce qui est à ses yeux le propre d’une époque moderne. La caractéristique d’une époque moderne est la libre coexistence, dans tous les esprits cultivés, des idées les plus dissemblables.
– Valéry formule l’hypothèse que le modernisme, tout au moins ce modernisme-là, car il y en a eu d’autres dans l’histoire, avait atteint ses limites en 1914.
– En 1919, il faut passer à la paix. Une période s’ouvre où il est impossible de savoir vers quoi la société européenne (nous dirions aujourd’hui «occidentale») va basculer. Valéry se refuse à tout pronostic.
– La civilisation, c’est l’Europe. Parler la mort de notre civilisation, c’est d’abord prendre acte de la fin de l’hégémonie européenne.
– La suite du texte porte sur une tentative de définition de cette civilisation européenne, de cet esprit européen.
– Valéry énonce un «théorème fondamental» selon lequel il y a un déséquilibre entre l’Europe qui domine par son esprit mais qui par ailleurs ne pèse pas lourd géographiquement et démographiquement, et le reste du monde. or en transformant le monde en quelque sorte à son image, l’Europe ne peut que perdre à terme sa prééminence.
– Mais comment définir cet esprit européen ? Notons au passage que dans tous les textes que nous examinerons, Valéry va jouer sur la polysémie du mot «esprit». En particulier, on doit comprendre que l’Europe a été comme l’esprit du reste du monde considéré comme une sorte de vaste corps.
Le mot «Europe» doit être lui-même compris dans deux sens opposés : un espace géographique matériel pour une part, modeste cap du continent asiatique, et d’autre part comme une sorte d’entité spirituelle, comme un espace de civilisation.
– Cette civilisation est le produit de trois influences formatrices : Rome pour l’universalité et la tolérance, le christianisme pour l’imposition d’une morale une et subjective, la Grèce pour la discipline de l’esprit.
Valéry attache une importance particulière à l’influence grecque, laquelle tient surtout à l’invention de la géométrie.
– La géométrie fut le modèle à partir duquel s’est construit l’esprit scientifique. Elle marque l’ajustement du langage commun au raisonnement précis et la confiance en la parole.
Mais il fallu encore que ces influence s’appliquent à une caractéristique humaine universelle que Valéry appelle l’Esprit.
– C’est ce par quoi l’homme se distingue des autres animaux.
– Ce par quoi il songe et cherche infatigablement à soumettre la nature et lui-même à ces songes.
– Ce par quoi il transcende la réalité pour la rendre conforme à ses règles.
L’homme est l’espèce zoologique qui tend à faire varier son domaine d’existence.
Les autres êtres s’adaptent, se déforment eux-mêmes, se mettent en équilibre avec leur milieu. Ils ne sentent pas le mieux qui est l’ennemi du bien.
L’homme rompt constamment l’équilibre avec le milieu. Il est mécontent de ce qui le contente. A chaque instant il est autre que ce qu’il est. Il ne forme pas un système fermé de besoins et de satisfactions de ces besoins.
– L’Esprit est ce qui agite l’homme une fois ses besoins satisfaits. L’Esprit oppose le passé au présent, l’avenir au passé, le possible au réel, l’image au fait. Ainsi la civilisation, le progrès, la science, l’art, la culture.
– Chacun de nos rêves est dirigé contre quelqu’une des conditions initiales de notre vie.

L’Europe est l’espace où ont eu lieu la plupart de ces réalisations ; elle et comme une usine intellectuelle.

Que dire alors de cette crise de l’Esprit qui constitue l’objet de ce texte ?
– Il faut que la pensée se développe, mais il faut aussi qu’elle se conserve.
– Elle avance par les extrêmes (le déséquilibre) mais ne subsiste que par les moyens (équilibre nécessaire).
– Le destin de l’Europe est parallèle à celui de la géométrie :
– Un jeu au moment de sa découverte ;
– Elle connaît ensuite une expansion et gagne en autorité ;
– Elle sert de modèle à toutes les recherches : naissance de la science moderne ;
– Elle devient un moyen de puissance, elle est désirée par tout le monde ;
– Elle se diffuse dans tous les milieux de la société et dans le monde entier.
Or, cette diffusion n’est-elle pas une source de dégradation ?
Ce processus consiste à rendre les forces proportionnelles au masses. Pour comprendre cela, il faut revenir au théorème fondamental, à cette idée que le poids matériel du reste du monde ne peut que dissoudre à terme le privilège européen.
Valéry ne se prononce pas sur la dégradation mais signale que seul l’Esprit a le pouvoir d’inverser la tendance : «L’Esprit est une balance qui se meut en sens inverse de la pesanteur, un système qui inverse les processus de mélange».

La Politique de l’Esprit, 1932

Comment l’Esprit réagit-il au désordre actuel ? La nature de l’esprit consiste à s’opposer au chaos. Mais l’image d’un chaos est un chaos. Plus encore, nous finissons par nous habituer au désordre et même par en éprouver le besoin. L’époque est devenue indéchiffrable. Nous sommes incapables d’imaginer l’avenir et c’est nouveau.
Le présent se construit sur la destruction du passé (donc sur la perte des références).
– Nous avons changé le monde mais nous sommes tombés sous la dépendance de ce que nous avons nous-mêmes créé.
– Nous sommes partagés entre deux tendances opposées : préserver l’essentiel ou faire table rase pour un nouveau système de l’univers humain.
– L’Esprit doit même se soucier des ses propres conditions d’existence. Une politique de l’Esprit s’impose.

Tentative d’analyse de la crise

– Contradiction entre le développement de la technique et l’absence d’une politique, d’une morale, d’un idéal, d’une législation en accord avec les modes de vie induits par ce développement et même avec les modes de pensée liés au développement de l’esprit scientifique.
– Eclatement de la notion d’être humain en une pluralité de définitions divergentes : l’homme défini par la loi, l’homme politique, l’homme biologique, l’homme au sens de la psychologie, l’homme de la psychiatrie.
– Les opinions et les doctrines les plus contradictoires coexistent dans les esprits. Désordre intime, contradictions dans les idées, inconséquence des actes.
Nous pensons à tort qu’il en a toujours été ainsi; or, c’est la caractéristique de la modernité. La vertu des temps purs est l’intolérance.
– Il est devenu impossible de se représenter le monde actuel sur un seul plan.
– Instabilité des conditions actuelles : elles sont sous la dépendance directe de créations ultérieures.
– Nous oscillons entre des espérances légitimées par des réussites inouïes, illimitées, et des pressentiments funestes.
– Pour exprimer un état de choses issu d’un si profond bouleversement, nous n’avons que des notions immémoriales, l’héritage que nous avons reçu : le système social, le matériel verbal, les mythes.
– L’Esprit constate le chaos, il l’alimente, il ne peut le souffrir, mais il ne peut le renier.

L’Esprit

L’Esprit n’est pas une entité métaphysique. Il est une puissance de transformation. A ce titre, on peut en cerner le concept à partir des modifications apportées au milieu qui nous entoure.
Ces modifications sont opérées à deux niveaux :
a) la satisfaction des instincts et des besoins ;
b) la spéculation sur notre sensibilité (affections transformées en poésie ou en musique; douleurs transformées en œuvres ; loisirs transformés en jeux ; étonnement naïf transformé en passion de connaissances ; amusement des combinaisons transformé en sciences abstraites).
Des affections de l’âme, des loisirs et des rêves, l’Esprit fait des valeurs supérieures.

Les instincts ordinaires ramènent l’être vivant au même point. L’Esprit éloigne l’homme de plus en plus de ses conditions de vie initiales : création de besoins nouveaux ; multiplication de besoins artificiels ; besoin de capitaliser les expériences ; besoin de former des édifices de pensée ; invention du passé et du futur, création du temps.
L’homme vit essentiellement dans le passé et le futur et fort peu dans le présent. Il manque de ce qui n’existe pas.
C’est un développement contraire à la nature. Le souci de l’individu est contre nature.
L’Esprit s’oppose à la vie.
– La prévision est inséparable de l’organisation de la vie humaine. C’est une base de la civilisation.
«Un observateur extérieur à l’humanité verrait donc l’homme agir le plus souvent sans objet visible de son action, comme si un autre monde lui était présent, comme s’il obéissait aux actions de choses invisibles ou à des êtres cachés.»
– L’homme peut se diviser contre lui-même.
– Il a acquis la conscience de soi.
– Il peut s’éloigner de ce qu’il est, s’observer, se critiquer, se contraindre.
– Réflexivité : vers un esprit de l’esprit.
– L’homme est créateur du temps, du Moi (qui s’oppose à la personnalité du sujet), de l’universalité. De l’universalité dépend la vie spéculative.
– La vie psychique est une gymnastique du possible. Une théorie est l’usage du possible.
– L’homme veut prévoir dans l’ordre des phénomènes et il tente aussi de se prévoir lui-même.
– Il tente d’épuiser toutes les conséquences des données qu’il saisit, il cherche la loi qui gouverne ces données.
– L’Esprit a horreur de la répétition ; il tend à ne se répéter jamais. Confronté à la répétition, il s’efforce d’en définir la loi par une sorte de passage à la limite. La mathématique est la science de la répétition pure, mais elle s’oppose à la singularité en absorbant le cas particulier dans la loi générale.
Opposition entre l’Esprit et la vie :
Vivre est une pratique essentiellement monotone : un système de périodes ou de cycles de transformations, qui s’accomplissent hors de notre conscience. Dans l’Esprit, la mémoire, les habitudes, les automatismes représentent la vie profonde et stationnaire. Mais la variété infinie des circonstances extérieures forme le champ d’action de l’esprit, provocateur de changement.
– Introduction de l’instabilité dans le système vivant.
– La sensibilité fournit à l’Esprit ses étincelles initiales ; elle met en train sa puissance de transformation. L’Esprit est éveillé par un événement banal et modifie ce qui l’entoure. Il communique à la nature les caractères qu’il reconnaît en lui.
– Nos inventions s’appliquent : à l’économie de nos forces ; à l’économie des répétitions ; à conduire notre corps loin de ses états naturels.
– L’Esprit a fait le monde social, son ordre et son désordre.

L’Esprit et les esprits

L’Esprit est environné d’esprits. Il est unique et, en même temps, un parmi d’autres. Incomparable et quelconque. Il veut être soi, mais en même temps étendre sans limite le domaine où le Moi est maître. Il conçoit ce qui est comme un désordre à faire cesser.
La politique comme théâtre de l’instinct constructeur de l’Esprit
Aucune politique sans une certaine idée de l’homme, une idée de l’esprit, une représentation du Monde.
Mais l’homme de la science et de la philosophie n’est plus celui de la politique ou de la morale. Opposition entre le produit de recherches objectives et un ensemble de croyances anciennes, d’habitudes immémoriales, d’expériences diverses.
Appliquer dans l’ordre politique les idées sur l’homme proposées par les doctrines scientifiques serait insupportable : classement des individus, intrusion dans leur intimité, suppression des êtres non conformes.
On constate une antinomie entre le vrai scientifique et le réel politique, laquelle n’a pas toujours existé.
Les développements produits par la puissance transformative de l’Esprit entrent forcément en conflit avec la nature de départ de l’homme.
L’intervalle s’accroît entre transformation et conservation.
Trois sortes de contradictions : les énigmes réelles proposées par les choses, les énigmes proposées par nos propres créations accumulées, les survivances d’une mystique en désaccord avec les faits.

La question de la croyance

Toute structure sociale est fondée sur la confiance ou sur la croyance.
Les mondes social, politique, juridique sont des mondes mythiques. Les lois, les bases qui les constituent ne sont pas données par l’observation des choses, mais reçoivent de nous leur existence, leur action d’impulsion et de contrainte.
Cette action est d’autant plus puissante que nous ignorons que ces impulsions et ces contraintes viennent de nous.
Nous avons absolument besoin de croire à la parole humaine.
Nous traitons comme des réalités des choses qui ne sont que de l’esprit.
Le serment, le crédit, le contrat, l’existence du passé, le pressentiment de l’avenir, les enseignements reçus, les projets; tout cela est de nature entièrement mythique. Une mythique indispensable.
La structure du monde est fondée sur la croyance dans l’homme et dans le lendemain.
Cette croyance permet l’inégalité des échanges: le réel contre le symbolique, les marchandises contre une écriture, le «tiens» contre le «tu l’auras», l’échange du présent, du sensible, contre des avantages imaginés.
Le pouvoir, même le plus brutal, n’a que la force qu’on veut bien lui attribuer.
Cette structure fiduciaire est l’oeuvre de l’Esprit.

Crise générale des valeurs

On peut hasarder pour aujourd’hui l’hypothèse d’un effondrement de la confiance.
La liberté elle-même cesse d’être de mode.
«Si donc le monde suit une certaine pente sur laquelle il est déjà assez engagé, il faut dès aujourd’hui considérer comme en voie de disparition rapide les conditions dans lesquelles et grâce auxquelles ce que nous admirons le plus, ce qui a été fait de plus admirable jusqu’ici a été créé et a pu produire ses effets.»
– On constate une diminution générale de la sensibilité; l’homme supporte l’incohérence, le désordre mental.
– Le travail de l’esprit est devenu plus facile. Tendance à la suppression de l’effort de raisonner.
– Egalisation des individus, nivellement par le bas.
– Développement de la crédulité, apparitions de superstitions nouvelles.
– La futilité devient le trait frappant du monde actuel.
«L’organisation toujours plus parfaite de la vie nous capte aussi dans un réseau de plus en plus serré de règles et de contraintes, dont beaucoup nous semblent insensibles.»

Conclusion

Se tenir prêt à tout.

La Liberté de l’Esprit, 1939

Les esprits : ceux qui sont capables de penser. L’Esprit : cette pensée même.
Il est mauvais signe que l’on doive intéresser les esprits au sort de l’Esprit.
Moment d’effondrement de toutes les valeurs. Ruine de la confiance dans l’Esprit, confiance qui était le fondement même de la vie d’avant.
«L’Esprit était l’activité personnelle mais universelle, intérieure et extérieure, qui donne un sens et un emploi à la vie, au monde, aux réactions qu’excite en nous le monde.»
L’espèce humaine se crée d’autres besoins, d’autres tâches que la conservation de la vie. L’Esprit sépare et développe les actes non nécessaires au fonctionnement de notre organisme. C’est une puissance de transformation qui s’applique aux choses qui nous entourent en tant que nous nous les représentons.
L’Esprit fournit l’impulsion et la direction instantanée d’une aventure humaine dont nous ignorons le but, le terme et les limites.
Il fournit les prétextes et les illusions pour l’action.
Cette puissance humaine se distingue de la puissance animale, mais lui est étroitement apparentée.
Pour l’utile comme pour l’inutile : les mêmes sens, les mêmes muscles, les mêmes membres, les mêmes types de signes, les mêmes instruments d’échange, les mêmes langages, les mêmes modes logiques.
Tout cela, c’est l’organisme lui-même qui le commande.

La notion de valeur

Il y a un rapprochement à faire entre valeurs matérielles et valeurs spirituelles. Analogie de valeurs spirituelles et des valeurs cotées en bourse.
Il y a une cote de l’esprit.
Valeur, parce qu’il y a appréciation, jugement d’importance, discussion sur le prix qu’on est prêt à payer.
Il y a des valeurs spirituelles concurrentes qui ne sont pas toujours d’accord avec la valeur-esprit : la puissance politique, la sécurité, l’organisation de l’Etat.
La valeur «Esprit» ne cesse de baisser.
L’économie spirituelle et l’économie matérielle se résument dans un simple conflit d’évaluations.
Suite du parallèle entre la vie de l’Esprit et la vie économique
Ce sont les mêmes notions de production et de consommation.
Une civilisation est un capital qui s’accroît pendant des siècles et cumule ses intérêts composés.
Le producteur est un écrivain, un artiste, un philosophe, un savant ; le consommateur est un lecteur, un auditeur, un spectateur.
C’est le même type organique qui intervient sous les noms de production et de réception.
«… tout ce qui est social, c’est tout ce qui résulte des relations entre le grand nombre d’individus, tout ce qui se passe dans le vaste système d’êtres vivants et pensants (plus ou moins pensants) dont chacun se trouve à la fois solidaire de tous les autres et opposé à tous les autres – unique, quant à soi, indiscernable et comme inexistant au sein du nombre.»
Trois termes : l’individu, la quantité indistincte, les choses.
Les relations ont lieu toujours entre l’individu et la quantité indistincte.
Relation double, puisqu’il y a échange.
Comme des marchandises, les valeurs en matière de goûts, de doctrine, de style, d’idéal sont fluctuantes.
Les phénomènes de l’économie de l’esprit ne sont pas mesurables.
L’esprit est un aspect et une propriété de la vie collective.
Une économie qui a ses formes universelles, ses institutions, ses lois propres, ses mystères.
Il ne faut pas croire que Valéry applique à l’économie spirituelle ou intellectuelle les catégories de l’économie matériel. C’est exactement l’inverse.
Le commerce des esprits est le premier commerce du monde.
Avant de troquer des choses, on troque des signes. Les signes doivent être institués. Le premier instrument de tout trafic est le langage.
L’esprit et le verbe (logos) sont synonymes. Le verbe coïncide avec l’esprit.
Quand les rapports s’intensifient, on ne peut maintenir de grandes différences de compréhension entre les hommes.
La Méditerranée comme machine à fabriquer de la civilisation. Phénomène analogue le long du Rhin, de Bâle à la mer.
Le développement intellectuel et le développement commercial, bancaire et industriel des régions méditerranéenne et rhénane sont allés de pair.
Mais tout cela est extrêmement précaire. Il est donc justifier de s’inquiéter de l’Esprit. Cette inquiétude provient d’un ensemble d’impressions. Sensation d’une diminution de l’esprit, d’une menace pour la culture.
Culture et civilisation : la même chose. Il s’agit d’un capital.
Ce capital est constitué :
– des objets matériels (livres, tableaux, instruments) ;
– des hommes qui ont soif de connaissance et de transformation intérieure.
Ce capital présente des signes de désagrégation. La vie moderne, sous des apparences très séduisantes, constitue une véritable maladie de la culture.
Quand les échanges sont trop rapides, ce qui est le cas dans un monde marqué par un développement massif des moyens de communication, la vie devient dévoration de la vie.
Suicide du monde civilisé dans cette forme ardente et superficielle d’existence.
– Disparition des connaisseurs, des amateurs passionnés. Ils savaient lire, écouter, voir. Par eux, le capital universel s’accroissait. Les artisans d’une vie intellectuelle et artistique désintéressée.
«Ils avaient pour profession d’être eux-mêmes et de jouir, en toute indépendance, de leur jugement, qu’aucune publicité, aucun article ne touchait.»
Aujourd’hui, rien ne se fait de stable, car rien ne se fait pour le stable.
Le temps libre pour la culture est accaparé par des créations abrutissantes.
On constate une diminution de la culture et une diminution réelle de la véritable liberté de l’esprit.

La liberté de l’esprit

La liberté de pensée n’est bornée que par la pensée même. En revanche, la liberté de publier et d’enseigner est conditionnée par le pouvoir politique.
On peut admettre dans certaines circonstances des restrictions à la liberté de publier. De plus, personne ne nous oblige à publier.
La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir.
Comme les esprits sont la matière de tout pouvoir, la politique exige sur eux une action de contrainte ou d’illusion. Elle est contrainte de falsifier toutes les vérités que l’esprit a pour mission de contrôler.
Dans tous les cas possibles, politique et liberté d’esprit s’excluent.

La liberté est une notion qui figure dans des expressions contradictoires.
Il y a plusieurs êtres en nous, mais ils ne disposent que d’un seul et même langage. Certains mots, comme «liberté», s’emploient à des besognes d’expression fort différentes (mots à tout faire).
Exemple : liberté de faire ce que l’on veut, ou libération de la tentation de faire ce que l’on veut.
La liberté est toujours une réponse : elle n’est pas première. L’idée de liberté est une réponse à une sensation de contrainte. Il y a de la négation dans le terme de liberté.
Moins on sera sensible aux restrictions, moins on pensera à la liberté. On peut même se sentir libre d’être déchargé du souci de penser, de décider, d’agir.
Chez les hommes dont la sensibilité aux choses de l’esprit est faible, la réaction aux pressions qui s’exercent sur la production des œuvres de l’esprit l’est également.

Préservation des valeurs de l’esprit

Il est nécessaire et inquiétant d’invoquer l’intérêt pour tout le monde de la préservation des valeurs de l’esprit.
L’esprit est une puissance qui nous a engagés dans une aventure extraordinaire. Nous avons inventé un monde pour notre esprit et voulons vivre dans ce monde : l’esprit veut vivre dans son œuvre.
Refaire la nature, refaire l’homme lui-même.
La création de la connaissance spéculative, des valeurs artistiques, la production d’oeuvres constituent un véritable aménagement de l’esprit, un capital de richesse immatérielle.
Ces trésors ne sont pas impérissables.
Sans liberté de l’esprit, la culture s’étiole. L’érudition comme refuge est le signe de cet affaiblissement.
Il faut alerter sur les menaces sérieuses qui visent «ce que nous avons considéré, nous, les hommes de mon âge, comme le souverain bien» : fine culture, grand art, pureté de la forme, rigueur de la pensée.