https://notules.net/2018/11/18/friedrich-nietzsche-les-quatre-grandes-erreurs/
Nous voici donc amenés à la racine de ce que Nietzsche appelle la pulsion causative.
Centrer la réflexion sur ce point, c’est tenter d’aller aux sources de la causalité, c’est tenter d’élucider les causes de la causalité elle-même. On évitera la régression à l’infini en rappelant que dans ce cas Nietzsche ne parle pas de causalité mais de généalogie. A la question de savoir comment un état A produit de façon nécessaire un état B, il substitue simplement la notion de filiation. On n’explique pas, on décrit.
2. Dans la rationalité philosophique dominante, la cause est à la fois ce qui explique l’événement (dans le champ symbolique) et le mode d’accès de celui-ci à l’existence (dans le réel). Qui tient la cause (dans le symbolique) réunit les conditions nécessaires à la production de l’effet (dans le réel). La notion de cause se trouve ainsi rapportée à ce qui semble être son champ propre : l’action sur le monde articulée sur un savoir. Nous sommes donc portés à supposer que la notion de cause prend tout son sens quand, mise au service de la volonté de savoir, elle nous permet de transformer la nature. C’est le postulat de base de l’idéologie technicienne.
3. Mais, comme nous l’avons vu dans le commentaire de la section précédente, la généalogie du concept de cause nous renvoie à un tout autre schéma, à quelque chose de bien plus élémentaire que le savoir : le besoin de se défaire de l’angoisse. Ainsi, la pulsion causaliste opère-t-elle à la frontière du familier et de l’inconnu pour nous libérer de l’angoisse inhérente à toute confrontation au réel brut. Elle est l’outil au moyen duquel nous mordons sur l’inconnu en l’identifiant, en l’annexant au domaine du connu. Le souci d’apprivoiser le réel en l’ordonnant selon la trame de la causalité ne relève donc pas du désir rationnel et conscient de savoir ce qu’il en est du monde et de nous-mêmes, mais du besoin d’être rassuré, qui est bien plus primitif, en ce point où la représentation tente de tenir à distance le réel qui toujours menace.
4. La croyance selon laquelle la recherche des causes serait fondée sur le besoin de vérité est donc illusoire, car ce qu’elle vise n’est pas le vrai mais ce qui nous convient le mieux à savoir ce qui nous rassure et nous procure le maximum de plaisir, ou le minimum de déplaisir, ce qui revient au même. Ce qui vaut pour les causes vaut d’ailleurs pour tout discours. Nietzsche nous invite toujours à chercher, derrière nos prouesses rationnelles les plus brillantes et les moins suspectes, une exigence corporelle, élémentaire, pulsionnelle, voire triviale.
5. Le fonctionnement de la pulsion causaliste est donc toujours le même : tenter de ramener l’inconnu au connu. Tout au long de notre existence, nous accumulons un fonds de représentations que, pour l’essentiel, nous avons reçues et intériorisées sans même nous en rendre compte. Toute excitation inconnue est aussitôt confrontée à cette espèce de base de données. Comme il s’agit de conférer à tout prix à ce qui n’est pas connu la figure du connu, la première représentation venue pourra faire l’affaire. Nous tenons là, soit dit en passant, une bonne occasion de définir le réel selon Lacan. Le réel pur et dur, c’est l’inconnu qui résiste à cette réduction au connu, qui échappe à toute identification. Et ce fonds de représentation, qu’est-il sinon l’attirail symbolique qui nous offre tout ce que nous croyons savoir de nous-mêmes dans le déploiement de la fonction imaginaire.
6. Le monde, alors, celui de la science aussi bien que de notre expérience de la vie n’est rien d’autre qu’une projection de notre propre image sur le miroir du réel. C’est en nous reconnaissant nous-mêmes dans ce que nous avons projeté que nous créons ce réel élaboré, domestiqué que, pour ma part, j’appelle « réalité ». Et là, soit dit en passant, c’est une autre catégorie lacanienne qui s’éclaire quelque peu ici, celle de l’imaginaire dont la fonction première est de nous permettre de « découvrir dans le réel » ce que nous-mêmes y avons préalablement mis.
7. Mais, si nous admettons cette généalogie de la causalité, comment explique-t-on l’efficacité opératoire du concept de cause dans les sciences de la nature ? Une expérience indéfiniment reproductible n’est-elle pas la preuve que la nature obéit bel et bien aux lois de la causalité ?
Pour essayer de comprendre cela, distinguons bien les deux manières d’aborder la question. La première consiste, partant d’un effet quelconque, de tenter de l’expliquer en lui attribuant une cause (remonter de l’effet à la cause). C’est la perspective que Nietzsche adopte dans ce texte. La seconde consiste à s’appuyer sur les conditions de production d’un effet, sur sa cause donc, pour tenter de produire l’effet en question (partir de la cause pour atteindre l’effet). Dans le premier cas, on subit l’effet et on cherche à l’expliquer ; dans le second cas, on maîtrise la cause et on s’appuie sur cette maîtrise pour obtenir l’effet.
Dans le premier cas, je pars du d’un affect réel pour lui trouver une cause imaginaire ; dans le second cas, tout le processus se déroule en parallèle dans le réel et dans l’imaginaire. Et là nous mettons en lumière le caractère tout à fait spécifique – et limité quant à son champ d’application – de la connaissance scientifique, laquelle ne saurait servir de paradigme pertinent dans tous les domaines.
8. Mais revenons à Nietzsche. Ce dont il parle, ce n’est pas de la connaissance scientifique, parce qu’il ne s’est jamais laissé fasciner par elle, parce que son souci remonte plus loin que la maîtrise technique du monde. On peut dire que pour Nietzsche, il y a une forme de leurre dans la connaissance scientifique ; elle occulte autant qu’elle paraît expliquer ; elle est lumineuse, certes, mais seulement dans le domaine limité où elle peut se développer. Les progrès de la science sont une chose à ne pas négliger, mais il n’est pas question de s’enfermer dedans comme dans une sorte de capsule étanche comme si toutes les questions relatives à l’avenir de l’humanité s’y trouvaient rassemblées. Pour ce qu’il en est de l’aventure humaine l’essentiel tient en des questions d’une tout autre nature relevant de ce qu’il faut bien appeler la philosophie. Le point critique de l’aventure humaine tient dans cette seule et unique question : Seras-tu assez fort pour embrasser la vie et épuiser le champ du possible ?
La « pulsion de causalité » vue par ce prisme me rappelle, dans un ordre d’idées tout autre, une situation bien connue des mauvais dormeurs : un réveil en pleine nuit, à l’envers dans le lit, et les tentatives non dėpourvues d’angoisse qui s’ensuivent de retrouver « le bon sens ».