https://notules.net/2018/11/18/friedrich-nietzsche-les-quatre-grandes-erreurs/
Pour Nietzsche, nous l’avons vu, le besoin de savoir n’est pas premier ; il procède de la satisfaction d’un autre besoin plus fondamental, lié à la vie même, celui de lever l’angoisse que provoque tout état de choses inconnu.
Fort de ce constat, nous pouvons avancer que le plan apaisé du savoir qui suffit à tous les professionnels de la connaissance (scientifique ou philosophique), plan structuré autour de la relation sujet – objet, se trouve dans la conception traditionnelle coupé du plan de la vie où un organisme de chair se mesure directement à ses conditions d’existence.
Nietzsche refuse cette distinction des plans et en particulier l’autonomisation du savoir. C’est toujours dans la perspective de la vie qui s’affirme qu’il se situe. Une fois cette primauté rétablie, il devient possible de renouer avec le désir de savoir, mais un désir de savoir renouvelé : pour une philosophie que seule justifient les exigences de la vie, entièrement au service des possibilités de la vie, ce que Nietzsche appelle la volonté de puissance.
Si nous prenons un peu de recul, nous pouvons nous intéresser à la manière dont cette autonomisation abusive du champ du savoir a pu se constituer en occultant ses origines. C’est une idée très féconde que nous aurons à développer ultérieurement.
Nous nous en tiendrons ici à un aspect particulier mais central : la critique de la notion d’explication. Expliquer le réel est un pur fantasme ; non pas tant parce que le réel serait par exemple trop complexe pour être expliqué, mais parce que le concept même d’explication ne convient pas au réel. Il n’y a rien dans le réel qui puisse se laisser expliquer. La seule porte d’accès au réel, c’est la description, une description portant sur nos propres sensations. La perspective est donc très clairement phénoménologique, avant l’heure.
A première vue, cette mise en cause de la notion d’explication paraît absurde. La pensée scientifique semble la démentir de la manière la plus flagrante. Pourtant, si l’on y regarde de près, le démenti n’est peut-être qu’apparent.
On accordera facilement l’existence dans le réel de séquences causales. En revanche, les scientifiques eux-mêmes tiennent pour acquis qu’un univers entièrement déterministe, où tout pourrait être expliqué, y compris le fait même de cet univers, à condition de remonter d’effets en causes, de cause en cause, jusqu’à une cause première, est un postulat indémontrable. C’est toujours sur un secteur limité du réel que l’on peut rendre compte du cours des événements selon un schème causaliste. Mais alors, il faut bien le reconnaître, l’efficacité est extrême. Une connexion très solide semble s’établir entre réel et théorie du réel, au point que partant d’un état de choses donné, il soit possible de déterminer de façon purement théorique l’évolution vers un nouvel état de choses. Mais cela ne veut pas dire que ce qui vaut pour un secteur une dimension particulière du réel soit généralisable à la totalité. La science n’est pas l’explication du réel, mais le résultat d’une emprise croissante mais partielle sur le réel, d’une récupération à des fins d’aspects particuliers de celui-ci.
Comment Nietzsche déconstruit-il le concept d’explication ?
Refusant toute différence substantielle entre le corps et l’esprit, c’est bien dans le champ corporel, au sens le plus concret du terme, que Nietzsche va chercher le le moteur de toute représentation, de toute pensée.
Ce corps vit un état permanent d’excitation. Certaines de ces excitations sont agréables, d’autres désagréables. Notons au passage que Nietzsche ne s’intéresse pas ici au jugement de valeur qui les départage. On peut s’interroger pourtant, car cette distinction nous ramène bien quelque part en-deçà et non au-delà du bien et du mal.
Comme nous l’avons déjà dit et répété, la sensation à l’état brut est productrice d’angoisse; pour dissiper celle-ci, nous devons donc intégrer la sensation à notre système de représentation. Ce que nous appelons explication constitue ce processus d’intégration. Le schème traditionnel de l’explication suppose un sujet connaissant, qui constitue la sensation en objet à expliquer, donc une forme d’objectivité. Et c’est précisément là que le bât blesse. Dès le moment où nous sommes amenés à poser un sujet connaissant appliquant ses capacités cognitives à un monde constitué en objet, le processus est biaisé. En effet, la sensation étant purement interne, l’ « explication » ne saurait porter sur le réel, mais seulement sur l’expérience interne que nous sommes en train de subir. Par une erreur de perspective, notre système de représentation nous conduit à plaquer sur le réel des caractéristiques qui n’appartiennent qu’à ce système de représentation. On peut même aller jusqu’à affirmer que le réel n’est interprétable en tant qu’objet que s’il répond docilement à notre manière de l’aborder ; telle est la condition de toute interprétation. Si l’on veut, ce que nous appelons explication ne saurait aller au-delà est ce qui est retenu dans le filtre de notre système de représentation. Elle n’est que le retour d’image, dans le miroir du réel, de ce que nous y avions mis nous-mêmes.
Par ailleurs nous avons déjà noté que le schème de l’explication est constitutif de l’interprète en tant que sujet s’appliquant à un objet. Il a pour effet et pour fonction essentielle de permettre au sujet de se situer par rapport à ce qui lui arrive, d’atterrir en quelque sorte, de reconnaître dans la quasi-totalité des cas qu’il se trouve dans une situation à sa portée. Ce que nous prenons pour une explication débouchant sur une véritable connaissance des choses n’est qu’une construction fantasmatique. L’idée même d’explication, l’idée même qu’une véritable explication soit possible suppose une sorte de dramaturgie confrontant un protagoniste, le sujet, à un monde rationnellement ordonné, dans un espace structuré par la coupure fondamentale du sujet et de l’objet. Ce qui se situe au-delà de notre horizon cognitif est simplement tenu pour ce qui attend d’être expliqué. La religion et la morale sont les formalisation les plus élémentaires visant à clore le réel sur lui-même sous la forme d’un système potentiellement maîtrisable. Comme Lacan l’a noté, la connaissance humaine a une structure paranoïaque. Nous abordons le monde comme s’il s’agissait de quelque chose qui nous concerne. Déchiffrer le monde consisterait à savoir en quoi il nous vise, en quoi il est fait pour nous, en quoi son existence même suppose une instance qui aurait quelque chose à nous dire.
Les affects par nous ressentis doivent être interprétés, traduits, mais, comme Nietzsche le dit lui-même, le dialecte dans lequel s’opère la traduction est chimérique. Parler de dialecte, c’est aborder la sensation comme un signe. C’est introduire dans le débat un élément tout à fait nouveau. Le terme de dialecte appelle une dimension que nous n’avons pas encore évoquée : le symbolique. Il n’y a d’interprétation possible des affects que dans un traitement symbolique.
Or la maîtrise du symbole échappe pour l’essentiel à l’individu qui tente d’interpréter ce qui l’affecte. Il n’a pas fabriqué lui-même les mots qu’il utilise, ni la religion, ni la morale dans lesquelles il baigne.
Mais les affects, peut-on les tenir pour des signes ? Un signe suppose un Autre qui vous fait signe, une intention de communiquer. Et si ces affects n’étaient que pure sensation, totalement dépourvue de sens ? Ce qui arrive ne serait alors pas quelque chose qui nous parle, ce ne serait pas l’expression d’une intention qui nous vise. Le devenir est innocent.
Essayons de comprendre ce qui est en jeu ici, car tout est dans la nuance.
Il s’agit de notre interprétation du réel, de la manière dont nous comblons la béance qu’il y a toujours entre le réel brut et le récit imaginaire qui supporte notre être-au-monde. La pulsion causaliste est ce qui nous permet de travailler sur cette béance, de ménager le récit tout en assimilant l’expérience nouvelle. Derrière la pulsion causaliste, il y a l’angoisse, avons-nous dit. L’excitation est toujours ressentie comme une menace. L’explication a une fonction conjuratoire. Derrière l’explication proprement dite, il y a le souci de neutraliser la sensation, de nous éloigner d’elle en quelque sorte. Ce mouvement est exactement ce que Nietzsche appelle la haine, le refus de la vie. Nous devons donc apprendre à aimer ce qui nous fait peur, nous devons prendre acte de l’innocence du devenir, de la nécessité de sortir de l’opposition du bien et du mal, puisqu’elle n’a pas de sens dans le réel. Nous devons accepter ce qui est douloureux comme ce qui gratifie, comme cela vient et faire au mieux.
On commence à percevoir le point de basculement de tout cela. La question n’est plus de savoir quelle est la bonne explication, de choisir entre de bonnes ou de mauvaises explications, mais de savoir s’il y a lieu d’expliquer et, en admettant qu’il faille le faire, ce qu’expliquer veut dire. Il y a bien contrainte d’interprétation, mais encore faut-il savoir ce qu’il faut entendre par là. Ou bien nous puisons simplement dans le fonds de notre héritage culturel, car la religion et la morale sont toujours déjà là pour nous fournir les explications dont nous avons besoin, ou bien nous saisissons l’occasion pour traiter autrement la sensation qui nous a saisis, pour l’accueillir comme elle nous vient, prenant acte de l’innocence du devenir.
Je le trouve visionnaire quant à la valeur conjuratoire de l’explication. Si l’on rapporte la question aux sciences, elles ne sont ennuyeuses (à mon avis) que tant qu’on ne les a pas rapportées à l’angoisse qui nous travaille tous sur le quoi, le d’où, le comment.