https://notules.net/2018/11/18/friedrich-nietzsche-les-quatre-grandes-erreurs/

Nous avons vu plus haut que la conception traditionnelle de la cause présupposait un Moi conscient, agissant, responsable de ses actes, ce qui nous conduit tout droit à la notion de libre arbitre.
Qui entend « libre arbitre » suppose peut-être « liberté ». L’homme ne serait pas une simple pièce dans un mécanisme dont le fonctionnement lui échapperait ; il jouirait une forme d’autonomie, il pourrait choisir entre le Bien et le Mal. Ne convient-il pas de saluer une telle liberté ?
Il faut creuser un peu pour que se révèle l’arnaque qui préside à tout cela. Ceux qui commencent à avoir l’oeil un peu exercé ont d’ailleurs probablement tiqué – avec raison – quand ils ont réalisé que cette liberté se limitait à choisir entre le Bien et le Mal. Liberté peut-être, mais ne pouvant s’exercer que dans un cadre strictement limité. Les dés sont pipés ; on n’est pas loin de «  pile je gagne et face tu perds ». Ce qui est en jeu en effet, dans la notion de libre arbitre n’est pas la liberté, mais l’obligation de considérer toute forme d’action, voire de pensée, comme une orientation vers le bien ou vers le mal. Cette liberté ne peut donc s’exercer que dans le cadre prédéfini d’une norme morale et ne se laisse interpréter que dans ces catégories-là. Le choix ne peut donc s’exercer que dans un espace préparé où l’on se trouve littéralement poussé à la faute, ce qui revient à dire qu’au bout du compte on ne peut être que coupable. Choisir librement est une chose, n’envisager ce choix que comme l’obéissance ou la désobéissance à une norme, c’est une tout autre affaire.

Mais on doit aussi s’interroger sur la perversion de la notion de choix elle-même. Le libre arbitre supposant une capacité d’arbitrage pleine et entière, nous sommes contraint de postuler une instance susceptible d’assumer pleinement ses conduites : le Moi. Si le choix pouvait se faire à mon insu, sous l’influence de forces non maîtrisables, la responsabilité ne serait que partielle. Cela étant exclu, le moi doit être donc posé comme parfaitement lucide, seul maître de ses décisions, en un mot, conscient. Un choix véritable ne peut donc être qu’un choix conscient et un tel choix conscient ne peut être que le fait sujet conscient, d’un Moi parfaitement apte à se contrôler, à s’orienter et à décider. On voit que de proche en proche, se déploie tout un système cohérent, fermé. Toute la sphère du sujet se trouve entièrement placée sous le contrôle du moi. Tout ce qui s’y décide est l’expression d’une volonté en totale possession d’elle-même. Le sujet qui désormais s’oppose au « monde » doit être une bulle de conscience dissociée du réel, opposée non seulement au monde dit « extérieur », mais aussi à elle-même sous sa forme corporelle de chair et de sang. A partir d’elle, tout peut être pesé, évalué, jugé, sans que jamais ni la pesée, ni l’évaluation, ni le jugement ne mette en cause la bulle elle-même. Tout est limpide. Rien dans cette sphère de la conscience dont le sujet ne soit pleinement responsable en tant que Moi portant la responsabilité de tout ce qui lui arrive, de tout ce qui se produit en lui. Si cela ne se passe pas comme la norme l’exige, c’est qu’on n’a pas été suffisamment vigilant, c’est qu’on a commis une faute. S’il y a norme, alors forcément, il y a faute. Nous voyons à l’oeuvre le procès causaliste déjà décrit.

Nous avons déjà vu que la position de Nietzsche est tout autre. Tentons de la préciser ici. C’est délicat. Certains se sont peut-être demandé si la position nietzschéenne n’aboutissait pas finalement à une sorte de dissolution du moi. La mise en cause radicale de la notion de sujet ne va en effet pas sans risque. Nietzsche ne nie pas qu’il faille compter avec quelque chose comme un sujet, mais il refuse de faire dépendre ce « sujet » de sa coupure avec le champ objectif. Il ne veut pas de sujet qui se définisse comme non-objet. Le « sujet » nietzschéen (admettons provisoirement la formule) n’est pas dominant, surplombant, mais émergeant. La subjectivité est dans une dépendance essentielle par rapport au réel. C’est une puissance émergeante, qui se démarque difficilement du réel. La pensée consciente n’est qu’une petite partie de la pensée, les motifs conscients sont toujours des justifications après coup.
Notons au passage que cet inconscient n’est pas l’inconscient freudien. La notion d’inconscient en tant que telle est dans l’air du temps à l’époque de Freud. Ce qui caractérise l’inconscient freudien, c’est le refoulement, absent chez Nietzsche.
Il faut maintenant mettre en lumière le lien nécessaire entre cette subjectivité sans inconscient et la norme morale.
La conscience est l’état du savoir et du savoir de soi-même en train de savoir. La conscience est la position de soi fondée sur un savoir sur soi, savoir donné pour vrai. La conscience me pose à ma place dans un monde qui, par ailleurs doit me correspondre. La conscience me pose moi-même en tant qu’être compatible à moi-même (pensable).
Mais prenons les choses dans une perspective généalogique. La conscience s’impose dans un monde où penser a un sens, un monde accessible à une certaine rationalité. Un monde déchiffrable. Mais son émergence survient au terme d’une longue pratique du monde dans laquelle ce qui importe avant tout, ce n’est pas la connaissance, mais la survie. Il s’agit de trouver un équilibre permettant d’accomplir le moins douloureusement possible un parcours existentiel périlleux. Pour cela, caractéristique propre au genre humain, il ne suffit pas de s’adapter au réel, il faut le transformer. Toute l’histoire de l’homme est celle de l’aménagement d’un milieu humain, d’une niche écologique (d’un monde si l’on veut) dans laquelle l’humanité puisse se perpétuer. La maîtrise du langage et donc l’accès au symbolique sont à la fois le moyen et la condition de cette action sur le milieu. C’est à partir de là que peut s’opérer un basculement, un dérapage, ce fourvoiement dans un monde normé, clivé entre Bien et Mal. L’accès au symbolique marque l’arrachement de la conscience émergente à la matière même de sa vie, l’amorce de cette haine de la vie que Nietzsche refuse. A la vie même est alors attaché le mal. La vie est le danger mis à l’écart, la perte conjurée. Et pour maintenir la vie à distance, on se fondra sur cette illusion qu’il y a une vérité et que s’il y a une vérité, celle-ci est forcément ailleurs.
Nous pensons les choses comme étant ce qu’elles devraient être et non comme étant ce qu’elles sont. La norme s’impose à nous comme plus réelle que le réel lui-même. Et cela nous conduit à l’impasse de la culpabilité. Culpabilité de nous-mêmes vivants, culpabilité de la vie en nous, culpabilité du monde lui-même. Contre cette culpabilité, Nietzsche proclame l’innocence constitutive du devenir.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus tout à fait dans la même configuration. Mais la manière dont nous échappons à la culpabilité ou dont nous la méprisons relève du cynisme, de la transgression. La morale n’est pas abolie, bien au contraire. Mais la transgression est élevée au niveau du grand art. C’est l’ère du sans-gêne et de l’absence de scrupule. C’est l’ère de la transgression. On a pu penser que c’était à cela que Nietzsche nous conduisait, ce qui est absolument faux. Ce cynisme est aux antipodes de la position nietzschéenne. La transgression suppose le maintien de la règle. Elle ne peut franchir la limite qui porterait l’existence humaine au-delà du bien et du mal.
Ce que Nietzsche veut dire, c’est que nous ne savons pas ce qu’est un être humain, que l’humain, un humain réconcilié avec la vie, assumant sans réserve sa finitude comme étant son seul bien, reste à inventer.