https://notules.net/2018/11/18/friedrich-nietzsche-les-quatre-grandes-erreurs/
On ne résiste pas à l’envie de savoir Nietzsche, fameux démolisseur (déconstructeur dirait-on aujourd’hui), nous laisse perplexes au milieu du chaos qu’il a provoqué ou s’il propose, lui aussi, quelque chose qui puisse être assimilé à une doctrine.
Pour faire court, supposons que les choses se présentent de la manière suivante : déconstruire sur un plan pour pouvoir constater que tout ce que l’on a dénoncé empêchait d’accéder à un autre plan, le seul qui compte. Autrement dit, se défaire le superflu pour enfin se donner accès au disponible. Tout est là, à notre portée, il suffit de le voir. Une certitude en tout cas : une fois que ce qui devait être détruit a été supprimé, une fois que tous les soutiens, les étais, les carcans ont été enlevés, on se rend compte qu’on ne s’en trouve pas plus vulnérable. C’est tout le contraire, de sorte qu’on peut se remettre à l’ouvrage aussitôt.
Mais si l’on tient à parler de doctrine nietzschéenne, il faudra s’entendre sur le sens à donner au mot « doctrine ». On ne remplacera pas une croyance par une autre croyance, une illusion par une autre illusion.
Examinons en détail les propositions que Nietzsche articule dans cette huitième et dernière section.
1. Personne ne confère à l’homme ses propriétés. Cela veut bien dire ce qui nous vient spontanément à l’esprit quand nous lisons cela : pas d’arrière-monde, pas de puissance transcendante. Mais, pour autant, n’en déduisons pas que ce soit à nous que revienne le pouvoir d’énoncer des propriétés qui enfermeraient l’homme dans une définition. La leçon est bien plus radicale : il n’y a pas, il ne saurait y avoir de doctrine qui nous dise ce qu’est un homme. L’homme vivant déborde de partout. Chaque fois que la vie est en jeu, c’est d’elle qu’il faut partir, c’est elle qu’il faut suivre. Au-delà ou en-deça de toutes les figures de l’homme répondant à toutes les définitions qui lui sont collées, il y a une force, cette fameuse volonté de puissance (source par ailleurs de tant de détournements et de malentendus). Ce ne sont donc pas les propriétés elles-mêmes qui sont ici pointées du doigt, mais bien cette manière de voir qui consiste à avoir besoin de propriétés, qui consiste à situer l’homme dans un système rationnel, à lui donner une fonction dans l’histoire, une place dans le monde. L’homme est ce qu’il est, il est comme il est, il échappe à toute définition, il fait sauter tous les cadres. C’est comme ça. Ce fait, il n’y a rien pour l’expliquer, mais on peut s’y fier. C’est le point de départ et non un point d’aboutissement. L’homme n’a pas à deviner quelle serait sa place dans l’univers. Les choses étant ce qu’elles sont, toute place possible lui revient. Point barre !
2. Il n’y a pas d’idéal. S’il n’y a pas d’homme idéal auquel il faudrait absolument ressembler, il n’y a pas non plus d’idéal de vie auquel nous devrions tendre. Il n’y a pas de norme transcendante sur quoi régler sa conduite. Cela découle amplement des considérations que nous venons de formuler.
3. Que personne ne puisse être tenu pour responsable, c’est-à-dire comme devant répondre de ses actes devant une autorité suprahumaine. N’y voyons pas un encouragement à faire n’importe quoi. Juste un exemple anodin : admettons que l’on reconnaisse qu’il n’y a pas de norme orthographique. Cela ne voudrait pas dire qu’on puisse écrire à sa guise, car dans ce cas aucune communication ne serait plus concevable. Cela signifierait seulement que la notion de faute d’orthographe n’aurait plus de sens. Tu ne pourrais plus être sanctionné pour avoir enfreint une règle. Mais, si tu tiens à être compris, tu dois veiller à te donner à toi-même des règles efficaces et à t’intéresser à la manière dont les autres se comportent.
4. La célébration de la vie. La vie n’a aucune justification autre que le fait d’être là. Autrement dit, elle ni bonne ni mauvaise, elle est ce qu’elle est. Nous sommes vivants, la vie est un préalable, c’est quelque chose qui est toujours déjà là quand nous en prenons conscience. Nous sommes dedans. Alors pourquoi n’en profiterions-nous pas ? Nietzsche, particulièrement maladif et sujet à des migraines très douloureuses était bien placé pour se plaindre de la vie. Mais au nom de quoi l’aurait-il fait ? Pour accuser qui et de quoi ?
Il a simplement adopté la vie comme une chance. Non pas un cadeau, comme si la vie nous était attribuée par je ne sais quelle instance, mais l’occasion unique de pouvoir en faire quelque chose qui nous convienne.
Cela dit, on ne peut pleinement vivre sa vie sans faire un tri. Parasitant la vie, c’est tout un fatras de représentations et de croyances, tout un discours sur la vie même qui nous tombe dessus et tout cela nous ne nous en libérerons que dans une déconstruction sans compromis.
Enfin, quelle que soit la portée de la réflexion engagée, cela ne vaut que pour soi. Pas question de parler au nom des autres. Le renversement de toutes les valeurs, c’est à chacun de l’opérer.
Nous sommes arrivés au terme de ce bref parcours en compagnie de Nietzsche, il est donc temps de conclure. Nous nous sommes posé la question de savoir ce qu’on pouvait retirer d’une lecture et nous avons déjà dit que pour nous il n’était pas question de devenir Nietzschéen. D’ailleurs, Nietzsche lui-même n’était certainement pas « nietzschéen ». S’il y a une doctrine nietzschéenne, elle s’autodétruit au moment même où l’on en prend connaissance. Plus encore, Nietzsche nous fournit ce qu’il faut pour nous extraire de toute doctrine, y compris de toute forme de « nietzschéisme » et, devenus lucides, de nous débrouiller enfin par nous-mêmes. Mais le défi n’est pas facile à relever :
« C’est un monde toujours plus rempli qui s’offre à celui qui atteint les hauteurs de l’humanité ; les hameçons de l’intérêt s’accrochent à lui de plus en plus nombreux ; sa dose d’excitations s’accroît en permanence, de même que toutes les formes de plaisir et de déplaisir. L’homme des hauteurs voit croître constamment tout à la fois son bonheur et son malheur. Cependant, une illusion l’accompagne en permanence : il croit avoir été placé comme un spectateur et comme un auditeur devant le grand spectacle et le grand concert de la vie. Sa nature, il la désigne comme contemplative et il manque à voir qu’il est lui-même le véritable poète et le créateur de la vie – qu’il se distingue fortement de l’acteur de ce drame, de l’homme d’action, mais encore plus d’un simple observateur, d’un invité placé devant la scène. Certes, en tant que poète lui reviennent la « vis contemplativa » et le coup d’oeil rétrospectif sur l’oeuvre qui est sienne, mais aussi et surtout, la « vis creativa », qui fait défaut à l’homme d’action, quoi qu’on en puisse dire au premier coup d’oeil et selon l’opinion générale. Nous, qui tout à la fois pensons et ressentons, nous sommes ceux qui effectivement et sans cesse faisons quelque chose qui n’est pas encore : tout un monde, en continuelle expansion, d’évaluations, de couleurs, d’accents, de perspectives, de paliers, d’affirmations et de dénégations. Cette oeuvre qui procède de nous se trouve continuellement assimilée par les hommes prétendument pratiques (les acteurs dont nous venons de parler), mise en action par eux, traduite en chair et en réalité, et même, oui ! en vie quotidienne. Ce qui a de la valeur dans le monde actuel, ne l’a pas en soi, par nature – la nature est toujours sans valeur -, mais par le fait qu’on la lui a une fois conférée, donné en cadeau. Et cela, c’est nous qui l’avons fait! Nous seuls avons créé le monde, celui qui a quelque chose à voir avec les hommes ! C’est précisément ce savoir qui nous manque et entraperçoit-on cela un instant, c’est oublié aussitôt après. Nous méconnaissons notre meilleure force et nous sous-estimons un peu trop, nous les contemplatifs : nous ne sommes ni aussi fiers ni aussi heureux que nous pourrions l’être. »
Nietzsche, Le Gai savoir, 301. (C’est nous qui soulignons.)
Il signe là un fragment de l’indispensable notice pour mieux vivre…