Pour situer ce texte qui pourrait sembler sortir de nulle part, nous dirons qu’il constitue un prolongement de notre lecture de Nietzsche sur quelques points qui nous tiennent particulièrement à coeur, liés à la question de la connaissance.
Notre seule expérience non pas tant du monde que de la vie – le terme « monde » induit en confusion – a son lieu dans le champ limité et clos formé par notre corps, notre corps de chair, d’os et de nerfs d’individu humain.
Le statut de ce corps est double : une partie du tout qui l’affecte en permanence et, en même temps, le lieu où sont ressenties toutes les excitations « externes » et « internes » provenant de ce tout. Partant de là, nous pouvons complètement faire l’impasse sur l’idée d’un tout « en soi », distinct de ce tout « pour nous », que consitue l’ensemble de nos sensations, de nos affects. En effet, il n’y a pas à spéculer sur quoi que ce soit qui transcende notre expérience sensible, puisque cette dernière constitue un horizon indépassable. Si cela ne paraît pas suffisamment clair, contentons-nous, pour l’heure, de dire, comme le fait Nietzsche, que la tentative de penser le monde tel qu’il serait en soi, indépendamment de nous, n’entre pas en ligne de compte. La science elle-même n’est qu’illusoirement le dévoilement du réel ; elle consiste en effet à donner de tout ce qui peut être perçu ou « vécu » une représentation systématique, conforme à nos catégories. A chaque étape du développement scientifique, ce « vécu » s’éloigne de la routine quotidienne, du champ des expériences ordinaires. En tout état de cause, nous sommes donc renvoyés au corps individuel, unique espace de manifestation de toute expérience, qui s’offre à nous comme un noeud complexe d’excitations de tous ordres.
Reste à savoir comment ce corps humain réagit à ce qu’il ressent. Cette réaction pourrait être du même ordre que l’excitation, par exemple une contre-excitation, dans un jeu de forces qui se compenseraient ou se renforceraient réciproquement. Les choses se passent ainsi dans la plupart des cas. Mais à certaines de ces excitations notre corps tend à répondre sur un tout autre plan, celui de la représentation, que l’on s’accorde à désigner comme le plan symbolique. En gros, l’excitation matérielle met en mouvement un système de représentations, lequel répond de façon quasi automatique (mais pas rationnelle) par l’attribution d’un sens (rationnel cette fois) à ce qui arrive. Or, système de représentations et système symbolique sont rigoureusement synonymes. Nous sommes donc fondés à identifier ici quelque chose qui opère clairement, quoique de façon non explicite chez Nietzsche (à ma connaissance, il n’utilise pas ces termes), à savoir la distinction entre le réel et le symbolique. Ce qui relève de l’excitation se déroule dans le registre réel et ce qui relève de l’interprétation dans le registre symbolique.
Ces deux registres sont articulés l’un à l’autre : il n’y a pas de symbolique en l’absence du réel et, pour nous, le réel n’entre en ligne de compte qu’en tant qu’interprétable, donc en tant que susceptible d’être traité symboliquement. Pour autant, ces deux registres ne se confondent jamais, on ne saurait les réduire l’un à l’autre.
Mais il faut encore préciser une chose avant d’entrer dans le vif du sujet. Le traitement symbolique du ressenti corporel n’est jamais la traduction terme à terme de ce ressenti, une sorte d’empreinte correspondant de manière immédiate et constante au flux des événement. Le symbolique est un système et les représentations sont toujours complexes, selon une logique propre à ce système. On ne devrait jamais user du mot « représentation » au singulier, car il n’y a de représentation que constituée d’ensembles articulés de représentations. Le symbolique réagit au réel, mais il n’opère qu’à partir du symbolique et n’est constitué que d’éléments symboliques.
Plus encore, même si l’interprétation symbolique du ressenti corporel ne sort jamais du champ individuel, le processus d’interprétation fait intervenir des représentations issue de la vie sociale. On dira que l’expérience individuelle n’est compréhensible qu’avec un outillage social, historiquement constitué, combinant l’histoire de l’espèce et celle de l’individu. Si la capacité de langage se mesure à l’échelle individuelle, le langage en lui-même n’ « existe » pas. Il n’y a que des langues, lesquelles relèvent de l’histoire collective.
Quand nous écrivons ce que nous écrivons ici, suivant le fil de nos pensées, c’est le désir de comprendre, la curiosité, le désir d’en savoir toujours plus qui nous tiennent. Et nous sommes enclins à penser l’interprétation du ressenti corporel en général se situe forcément dans la même optique. Or, nous l’avons déjà signalé à plusieurs reprises et nous y reviendrons encore, il s’agit de tout autre chose que du désir de savoir.
Un ressenti corporel appelle donc de façon pressante une interprétation. Non interprété, il est toujours angoissant. Nous ne supportons pas en nous ce qui nous est totalement incompréhensible, totalement nouveau, totalement énigmatique. A l’état brut, pour ainsi dire, toute sensation exprime une menace. Ce constat nous conduit tout naturellement à reconnaître que la motivation première de l’interprétation ne peut pas être la simple envie de savoir ce qui se passe, d’en avoir une explication « vraie », mais la nécessité impérieuse de sortir de l’incertitude, de lever la menace, de dissoudre l’angoisse. N’importe quelle « explication » capable d’y parvenir fera donc l’affaire et sera tenue pour « vraie », même si elle ne l’est pas.
Nous pouvons ici risquer un coup de sonde métaphysique. Si nous nous laissons porter, comme nous l’avons fait, sur la lancée du texte de Nietzsche, nous nous rendons compte que l’expérience de la vie en tant que telle n’est ni bonne ni mauvaise, certes, mais que surtout, elle est toujours, à sa racine, génératrice d’angoisse. Ce qui est activé à la base, c’est la peur. Le traitement symbolique de cette expérience a donc pour objet primordial l’apaisement de cette angoisse, la conversion de l’angoisse en autre chose, qu’on peut qualifier de plaisir.
Ces éléments étant retenus, nous ne pouvons que rejoindre Nietzsche dans sa mise en doute de la pertinence du processus d’interprétation. Nous considérons celui-ci comme un moyen de connaître ce que nous appelons le monde et de nous connaître nous-mêmes, alors que, du fait de son caractère pulsionnel au départ, il ne relève pas du désir d’en savoir plus sur le monde et sur soi. C’est ce qui rend suspecte, sa fiabilité apparente. Le premier défaut majeur que Nietzsche lui impute, c’est, comme nous l’avons déjà signalé, de prétendre à la restitution du réel « tel qu’il est », distinct de ce qui se manifeste dans notre ressenti corporel, lequel ne serait qu’une apparence, et de déporter notre attention de cette « apparence » sur un postulat, celui d’un réel en soi. Partant du seul réel « vrai » parce que seul accessible, voire interprétable, nous commettrions l’erreur de tenir pour seul réel véritablement vrai, supérieurement vrai, un pure idée et, pourquoi pas, un délire.
Nous le déclarerions inconnaissable, mais nous lui donnerions néanmoins un statut, une place dans notre conception du monde, dans cette partition fondamentale entre objet et sujet qui gouverne notre manière de penser, notre pensée de de ce que penser peut vouloir dire. Car si la chose en soi n’a pas droit de cité, alors le sujet doit être également contesté et pour les mêmes raisons. Sujet ne s’entend qu’en fonction de l’objet qui lui est opposé. C’est donc au paradoxe apparent d’une pensée sans sujet que cette critique nous conduit.
Nietzsche va également s’attaquer à la notion d’explication. Il n’y a pas d’explication, mais seulement des descriptions et ces descriptions ne sont elles-mêmes que des jeux de langage (expression que Nietzsche utilise et que reprendra Wittgenstein). S’il n’y a pas d’explication, ce n’est pas parce que tout serait arbitraire, inexplicable. C’est parce que toute explication restant confinée dans le champ symbolique, ce que nous donnons pour l’explication du réel n’est que la tentative de produire un discours plus ou moins efficace, plus ou moins puissant, plus ou moins « en phase » avec le ressenti, mais qui ne saurait épuiser une fois pour toutes l’immensité de ce ressenti. Le symbolique en tant que tel n’agit pas sur le réel.