Appartenant à la foule considérable des petits lecteurs de Freud, n’étant pas analyste et n’ayant pas été moi-même analysé, la légitimité de mon propos ne tient qu’à l’intérêt que je porte à une oeuvre qui marque un tournant dans l’histoire de la pensée. Je n’ai pas la prétention de parler de Freud avec autorité que confèrent l’appartenance à la tribu et le sceau de l’initiation.

Cette séquence, bien que consacrée à une série d’écrits de Freud, ne sera donc pas à proprement parler une séquence sur Freud. Comme ce fut le cas pour Valéry et pour Nietzsche, notre propos sera de sélectionner un certain nombre de textes, de lire ces derniers avec toute l’attention dont nous serons capable et de tenter d’en extraire des éléments susceptibles d’enrichir notre compréhensions du moment présent. Quiconque veut s’initier à la psychanalyse fera mieux de se tourner vers l’un des très nombreux ouvrages écrits à cette fin.

L’impact de l’oeuvre de Freud sur la pensée de notre époque est tel que si nous ne sommes pas tous freudiens, nous sommes tous influencés par la pensée freudienne d’une manière ou d’une autre, y compris ceux qui s’en défendent, y compris même ceux qui n’ont jamais lu une ligne de lui. Eradiquer Freud de notre héritage conceptuel, de notre façon de penser le monde actuel, serait tout simplement impossible. Il importe donc de savoir ce que cela veut dire et de mesurer l’ampleur du phénomène.

En accord avec notre projet à long terme, nous concentrerons sur les trois questions suivantes :

1. Nous tenterons d’abord d’interroger le point de vue freudien sur les rapports entre l’individu et les collectifs de toutes sortes qui, d’une certaine manière, rendent possible son existence et le prolongent. La question de savoir où se situe la frontière entre soi et non-soi, celle, même, de savoir si la notion d’individu a un sens, si notre propre subjectivité, notre fors intérieur n’est pas d’emblée collectif, mais aussi la question du statut des entités supraindividuelles telles que le langage ou l’ensemble des représentations que nous partageons forcément avec d’autres, la question troublante de l’âme des foules, l’hypothèse d’un inconscient collectif… bref, toute une problématique qui reste largement ouvertes. Et quand bien même les réponses que Freud nous propose ne seraient pas définitives, elles peuvent nous aider à y voir plus clair. C’est individuellement que nous pensons le monde alors que les grands systèmes symboliques sont toujours collectifs. Cela revient à se demander de quoi psychiquement nous sommes faits et en quoi consiste une pensée.
Pour ma part, je m’appuie sur deux postulats : il n’y a pas de pensée qui ne soit liée au monde ; en d’autres termes, le monde se trouve toujours présupposé et inclus dans ma pensée. C’est la première certitude. La seconde est que seul un individu peut penser au sens où je comprends le verbe penser. Le collectif ne pense pas, la machine non plus, quoi qu’on en dise. On pourra bien sûr remettre en question ces deux postulats et peut-être sont-ils illusoires ; mais au moins les aurai-je formulés, annonçant ainsi franchement la couleur. Pour autant, et c’est ce qui m’importe ici, toute pensée est d’ordre collectif. Son existence même ainsi que son interprétation dépendent d’une totalité qui les dépasse.

2. Nous essaierons en second lieu de faire le point sur ce que Freud appelle la pulsion de mort. A première vue, si nous tentons d’envisager les chose rationnellement, la pulsion de mort semble une aberration ; mais combien d’événements tragiques, d’erreurs fatales, de comportements inhumains se déroulent en permanence qui semblent témoigner de la puissance insistante d’une telle pulsion. Pour ne prendre qu’un exemple, dans le contexte inquiétant de dérangement climatique que nous connaissons, je me pose très sérieusement la question de savoir si les humains d’aujourd’hui ne souhaitent pas profondément cette catastrophe contre laquelle ils sont pourtant censés se mobiliser de toute urgence.

3. Nous essaierons enfin de comprendre pourquoi la psychanalyse, si proche de la science dans sa fondation, si profondément expérimentale dans ses ambitions, est toujours restée comme suspendue à mi-chemin entre la science et la philosophie. Un indice de cela : le fait que l’on revienne toujours à la lettre de Freud, que les oeuvres de ce dernier constituent la référence nécessaire de tout psychanalyste. Cela convient parfaitement à un philosophe ou à un gourou. Or je suis convaincu que Freud était beaucoup plus qu’un philosophe et que s’il a pu être reconnu par d’aucuns comme un gourou ce n’est qu’à partir d’un malentendu fondamental.
La question est d’autant plus importante que le champ du discours pour quiconque s’interroge sur le moment présent semble aujourd’hui se réduire à deux types d’énoncés : ceux de la science et ceux de l’opinion, seuls les énoncés scientifiques (voire pseudo-scientifiques) étant tenus pour vraiment légitimes. Or, je demeure convaincu qu’il existe une troisième voie, plus proche peut-être de la philosophie que de la science, celle d’un discours rigoureux, rigoureux dans ses affirmations et dans ses articulations, certes, mais surtout dans la détermination de ses zones d’indécidabilité. La psychanalyse relève de toute évidence de cette option médiane.

Je ne prétends pas épuiser en quelques notules ces trois questions ; cette tentative va probablement avorter ou s’interrompre avant d’avoir trouvé un achèvement acceptable, mais j’aimerais au moins tenter une première approche.
Pratiquement, nous étudierons quelques textes de Freud, en particulier ceux de la charnière 1920-1923 qui marque, selon les termes consacrés, le passage de la première à la seconde topique :

Au-delà du principe de plaisir (1920);
Psychologie des foules et analyse du moi (1921);
Le moi et le ça (1923);
L’avenir d’une illusion (1927);
Malaise dans la civilisation (1930).