Au terme de 25 ans d’existence, la psychanalyse semblait pouvoir compter sur des acquis solides. Or, avec ce texte, Freud l’arrache à sa zone de confort, liant son sort à une spéculation qui marque une rupture avec ses prétentions scientifiques sans pour autant verser dans le pur objet de croyance, voire l’ésotérisme.
Paradoxalement, c’est probablement à cette rupture avec la science du début du XXe siècle que nous devons le fait que les écrits de Freud ne sont pas dépassés aujourd’hui, même s’ils peuvent être remis en cause. En se détachant de la biologie et même en se distinguant de la psychologie générale, la psychanalyse a poursuivi, non sans risques, son propre chemin. Le développement des neurosciences permettra peut-être de réaliser – ou pas – cette rencontre entre la réflexion scientifique au sens strict et les postulat issus de la pratique psychanalytique.
On ne peut s’empêcher de s’interroger sur les motifs qui ont conduit Freud à se mettre ainsi lui-même des bâtons dans les roues.
Une réponse de principe tout d’abord. La psychanalyse est obligée d’élaborer des modèles susceptibles de rendre compte des faits observés. C’est la règle pour toute forme de recherche scientifique. Un tel modèle conserve toujours un caractère conjectural et peut être invalidé par la mise en lumière de faits nouveaux.
Mais la psychanalyse constitue un cas très particulier.
Les « faits » ne sont pas directement observables. On ne peut s’en approcher qu’indirectement à travers un certain nombre d’éléments signifiants fournis par les patients. Ces éléments signifiants sont d’ordre qualitatifs et ne sont pas mesurables. Ils ne renvoient pas directement à un substrat physico-chimique, mais à un fonctionnement psychique incernable matériellement. N’en concluons pas pour autant à l’absence de tout substrat organique. Simplement, en l’état de nos connaissances, il n’est pas possible d’accéder aux phénomènes observés dans la pratique analytique en prenant ce substrat comme point de départ.
Jusqu’en 1895, date de la composition de son Esquisse d’une psychologie scientifique que Freud a choisi de ne pas publier, Freud semblait convaincu de pouvoir traduire directement les fait psychologiques dans les termes de la physiologie du système nerveux. L’embargo sur ce texte témoigne donc d’une première rupture : si la psychanalyse doit être scientifique, ce ne sera pas de cette manière.
Pourtant, jusqu’en 1920, Freud maintient le lien entre psychanalyse et biologie. Il s’exprime dans la langue commune aux scientifiques et se réfère avec insistance aux les paradigmes dominants de la science d’alors. Pensons à la manière dont il exprime et articule le fonctionnement psychique dans les termes du principe de plaisir.
Au-delà du principe de plaisir rend manifeste la précarité de ce lien, l’impossibilité de greffer la psychanalyse un savoir scientifique qui semble relever d’un autre registre. Désormais, la métapsychologie évoluera sans filet.
Mais ce n’est pas cette question qui nous a conduit à reprendre la lecture des textes freudiens écrits entre 1920 et 1930. Ainsi que nous l’avons mentionné dans notre introduction, nous voulions une fois pour toutes savoir à quoi nous en tenir sur la fameuse pulsion de mort.
La formule même, indépendamment de toute référence au texte, est extrêmement dérangeante, particulièrement pour nous, qui venons de quitter Nietzsche, le penseur le plus épris de la vie qui soit. Nous avions très envie de proclamer haut et fort que tout nous pousse à la vie. Pourtant, c’est bien aussi la haine de la vie que Nietzsche lui-même dénonce, ce qui veut dire que cette haine existe bel et bien.
Et il y a l’actualité qui nous confronte de plus en plus nettement à la perspective d’une catastrophe majeure, laquelle ne nous tombe pas dessus à l’improviste comme une météorite géante survenue soudain de nulle part, mais qui découle de notre propre présence sur terre, de nos choix, de nos actes. Le désarroi et la négligence laissent soupçonner comme un besoin d’en finir, besoin paradoxal en apparence à l’échelle de l’individu, mais qui s’impose comme une évidence à celle de l’espèce. Il est effrayant de constater que nous devenons de plus en plus conscients de ce qui nous attend et, semble-t-il, totalement incapables, en dépit de pouvoirs considérables, de réagir collectivement de façon salutaire.
Valéry nous a déjà suggéré que les civilisations sont mortelles, et que si elles le sont, c’est parce qu’elles contiennent en elles-mêmes les germes de leur propre destruction.
Avec la pulsion de mort, Freud semble nous apporter, sinon une solution, du moins une clé de compréhension. Il y aurait quelque chose de négatif en l’homme, quelque chose qui le pousse vers la destruction, voire l’autodestruction ?
Les choses ne sont certainement pas aussi simples que cela et les quelques réflexions que nous avons formulées à propos de Nietzsche devraient nous inciter à la prudence.
Parler de négativité, de tendance destructrice, c’est verser du côté du débat moral, c’est se situer à l’ombre de l’opposition entre ce qui serait bien et ce qui serait mal. Or, nous pouvons être certains que Freud ne se situe pas sur ce terrain-là. Le parallélisme entre le titre de son essai et celui du recueil de Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, n’est certainement pas fortuit. En tout état de cause, Freud ne prétend pas traiter du problème du mal, ce qui veut dire, évidemment, qu’il n’entend pas non plus aborder le problème du bien. Il n’aspire pas à dire ce qu’il aurait envie de dire, mais ce que la pratique de la psychanalyse l’oblige en quelque sorte à énoncer. A ce titre et quel que soit par ailleurs le statut de la psychanalyse elle-même, il demeure pleinement un homme de science.
Et là, nous découvrons que cette fameuse pulsion de mort ne prête pas au lyrisme, qu’elle ne convient pas aux grandes spéculations apocalyptiques.
En gros, ce que nous dit Freud, c’est que l’homme n’est pas ce qu’il croit être et en tout cas qu’il n’est pas libre de vivre comme il est capable de penser, à savoir de manière purement rationnelle ou purement éthique. Il n’est jamais celui qui peut s’identifier aux principes que par ailleurs il est en mesure de concevoir et de défendre.