Tentative d’approche du modèle qui structure Au-delà du principe de plaisir.
A. Freud parle volontiers de trois grandes polarités de la vie psychique. Nous n’en retiendrons qu’une ici, qui joue un rôle structurant dans tout l’exposé. Elle se donne sous la forme d’une métaphore spatiale ou, mieux, topologique. C’est la division du champ de la vie psychique en un intérieur et un extérieur avec, entre les deux, une zone frontière.
B. Cette structure topologique se double d’une perspective économique de fonctionnement (par échanges de quantités) qui renvoie à la physique, avec le concept d’énergie psychique et deux idées centrales : a) des quantités d’énergie peuvent circuler dans le système ; b) les différences d’intensité provoquent des excitations.
C. Notons enfin la transposition qu’opère Freud entre le champ de la physique et le champ philosophico-psychologique lorsqu’il met en relation les notions d’augmentation et de diminution du quantum d’excitation avec les catégories proprement psychologiques de plaisir et de déplaisir, lesquelles supposent un jugement de valeur.
La principale fonction de l’appareil psychique (autre notion métaphorique) consiste dès lors à gérer l’excitation, donc à l’abaisser jusqu’à rejoindre un optimum correspondant au mieux à l’absence de déplaisir.
Dans cette logique, nous pouvons remarquer que le système reçoit et produit de l’excitation, laquelle est source de déplaisir, certes, mais aussi l’occasion d’accéder au plaisir dans le processus de décharge. L’appareil psychique est donc voué à une tâche essentielle qui peut toujours être considérée selon deux points de vue : maximiser le plaisir ou minimiser le déplaisir. On en déduit que l’essentiel ne réside pas dans le niveau absolu d’excitation mais bien dans le passage du moins au plus ou du plus au moins.
1. Première tentative de modélisation de ce fonctionnement : l’arc réflexe.
Toute excitation provoque une décharge musculaire qui la résout.
Ce fonctionnement purement automatique ne suppose ni conscience, ni temporalité, ni mémoire, ni plaisir, ni déplaisir. Il demeure cependant comme un paradigme fondamental (tension – relâchement), comme une sorte de juge en dernière instance.
2. Quel sera l’étape suivante ?
Ces excitations que l’appareil psychique a pour fonction de gérer sont, les unes, d’origine externe et les autres d’origine interne. Elles ne sont pas de même nature et ne sont pas interchangeables.
A propos des excitations externes, un événement réel affecte l’organisme dans sa couche périphérique. Il active les organes des sens sous la forme d’un stimulus. A partir de là, le trajet des quantités d’excitation doit retenir toute notre attention, car il ne correspond pas au schéma qui nous vient spontanément à l’esprit : on imagine en effet volontiers le moi comme une sentinelle dont la fonction serait de traiter les sensations provoquées par les stimuli qui opèrent en permanence. Or, si l’on suit le modèle freudien, le stimulus commence par esquiver le moi, passant directement des organes des sens aux couches les plus profondes de l’appareil psychique. Il accomplit un certain parcours, laissant sa trace et cette trace est mise en relations avec d’autres traces analogues, à deux niveaux : traces de choses et traces de mots. Ensuite seulement, retourné sous forme d’information, il est prêt à être traité par le moi. Tout ce processus est quasi instantané, ce qui peut expliquer pourquoi ce détour n’est pas perçu.
Pour ce qui touche aux excitations internes, reconnaître leur existence, c’est admettre que le monde extérieur n’est pas la seule source d’excitations, que la fonction de l’appareil psychique n’est pas simplement de réagir au monde. Il y a une production d’énergie inhérente à la vie même ; mais en quoi consiste-t-elle ? Nous pouvons accéder à certaines conditions à ses représentants psychiques qu’on appelle les pulsions. Veillons bien à ne pas simplement assimiler la pulsion à l’excitation, la donnée psychologique à son substrat biologique. La pulsion est la face psychique du processus biologique. C’est une information. Interpréter cette information, c’est se donner le moyen d’accomplir l’action susceptible d’annuler la tension. En d’autres termes, la pulsion est un orienteur d’action. Nous n’en dirons pas plus ici, car la théorie des pulsion sera évoquée dans la partie 5.
– Les processus psychiques, que leur fondement soit biologique ou non, ne se laissent donc pas assimiler à des faits purement biologiques. C’est à ce titre qu’il sont désignés comme psychiques. Si le modèle de l’arc réflexe demeure pertinent pour une certains types d’excitation, il ne permet pas de rendre compte du caractère psychique des phénomènes considérés. Il faut aller au-delà de l’automatisme. Entre la survenue de l’excitation et sa résolution, il faut supposer la mise en oeuvre d’un processus complexe ou, mieux, d’un faisceau de réponses signalant chacune un mode de fonctionnement de l’appareil psychique (automatique, primaire, secondaire).
Cette pluralité ne doit pas nous déconcerter; elle s’explique par la coexistence actuelle de plusieurs modes successifs de fonctionnement psychique (ce qui est « dépassé » n’est pas pour autant annulé); nous avons déjà mentionné l’automatisme de l’arc réflexe, nous signalerons maintenant la distinction entre un mode de fonctionnement primaire, qui ne procède pas de l’accès au langage et le fonctionnement secondaire qui s’articule principalement sur le champ symbolique du langage.
Mais comment s’opère cette transformation du stimulus en information que nous venons d’évoquer ? Laissons tomber l’arc réflexe et tenons-nous-en à la distinction entre primaire et secondaire.
Pour comprendre, il faut se référer à un point crucial du modèle freudien, la distinction entre énergie libre et énergie liée. Il y a, selon Freud, deux manières de réduire une excitation. La première, la plus élémentaire, la plus proche du modèle de l’arc réflexe est la décharge motrice. Un exemple simple et caricatural est celui du fan de foot qui casse sa télé quand son équipe favorite encaisse un but. C’est extraordinairement stupide, mais « quelque part » ça fait quand même du bien. Ce n’est heureusement pas le seul comportement envisagable : il est également possible de lier l’excitation dans une démarche interne à l’appareil psychique. C’est là que la notion de symbolique prend tout son sens. On peut dire que l’appareil psychique se substitue au monde réel, que ce qui tendait à s’exercer dans un comportement effectif se reporte sur un système de représentations. Lier l’excitation, c’est lui donner du sens et, notamment, substituer à la décharge effective, un processus de maîtrise symbolique, de compréhension, d’intégration au système de représentations.
Reste enfin à tenter de comprendre quelle place la distinction entre conscient et inconscient occupe dans ce modèle. N’assimilons pas simplement l’inconscient au substrat biologique et le conscient à ce qui serait psychologique. Mais n’allons pas croire non plus que le symbolique soit l’apanage exclusif de la conscience, comme si l’affect relevait de l’inconscient et la représentation du conscient. Enfin, n’assimilons pas le moi au conscient et le ça (dont il n’est pas encore question dans Au-delà du principe de plaisir), à l’inconscient.
De l’appareil psychique en général on peut dire que « ça pense ». A condition de prendre le verbe penser dans un sens très général. Au fond, la pensée, à la base, c’est toujours quelque chose de l’ordre du « ça pense » ou du « il y a de la pensée là ». La conscience, c’est simplement la pensée se sachant penser, la pensée capable d’en dire un petit peu sur elle-même, quitte à se méprendre complètement.
Freud oppose vigoureusement conscience et mémoire. Il n’en parle pas comme de polarités mais bien comme de deux domaines strictement distincts. Là où il y a archive, enregistrement ou trace, la conscience n’est pas. Cette conception abrupte a des implications vertigineuses. Il faut en déduire notamment que le processus de remémoration ne relève que marginalement de la conscience. Celle-ci peut interroger, appeler, solliciter, mais elle ne décide pas de ce qui vient en réponse. Plus encore, elle peut être confrontée en permanence avec ce qu’elle n’attend pas, avec ce qu’elle refuse de penser. Imaginons un individu enfermé dans une cellule sans fenêtre avec une porte dont il ne maîtriserait pas l’ouverture. Il pourrait appeler, mais il ne commanderait pas lui-même ce qui pourrait se présenter à la porte. Celle-ci pourrait s’ouvrir et surgiraient alors des éléments plus ou moins adéquats. Le prisonnier n’aurait que le temps de traiter au mieux tout cela avant que tout ne s’efface et qu’on ne passe à l’étape suivante. Cela dit, les processus conscients sont vitaux pour le sujet et vise pour l’essentiel à gérer l’imprévu qui découle des interactions avec le monde extérieur.
En résumé et pour conclure, ce qu’on appelle l’appareil psychique remplit sa fonction de deux manières : a) réagir de façon adaptée, non automatique, par un arbitrage entre plusieurs manière de dissoudre l’excitation ; b) enregistrer des traces des expériences passées, lesquelles sont intégrées au fonctionnement présent de l’appareil psychique. Ces traces interviennent comme des références pour l’interprétation. Elles permettent de constater que « cela ou quelque chose de semblable s’est déjà produit », donc que ce qui présente à nous n’est pas du réel pur, potentiellement ingérable, mais quelque chose dont nous avons une représentation un problème que nous avons déjà résolu dans le passé de telle ou telle manière.
La première fonction est de pure fonctionnement. La seconde fait intervenir une sommation des expérience passée, laquelle modifie en permanence la manière dont s’exerce la première fonction. Le schéma fondamental demeure toujours le même, mais le chemin suivi dans son exécution gagne en complexité à chaque étape.
Pour remplir sa fonction première qui est de réduire l’excitation, l’appareil psychique doit donc être en mesure de traiter les stimuli comme de l’information. L’excitation proprement dite, confrontée à la mémoire des expériences passées est donc nécessairement traitée comme signifiante.
La gestion des pulsions est avant tout inconsciente, elle relève des processus primaires.
Si la pulsion était totalement neutre, se bornant à être une pure montée d’excitation, nous aurions un simple jeu de compensation. A un quantum donné de déplaisir répondrait un quantum équivalent de déplaisir.
Or, la pulsion ou plutôt les pulsions, car il y en a en tout cas deux, visent à quelque chose. Elles sont une tendance vers quelque chose. Faire chuter l’excitation, ce n’est pas seulement faire baisser la tension, c’est répondre à la pulsion autant que faire se peut, c’est la suivre dans la direction où elle se porte, ou la dénier purement et simplement par le refoulement si la satisfaction est perçue comme une menace, un interdit. La manière la plus simple de calmer quelqu’un qui réclame est encore de lui accorder ce qu’il désire, mais il y a des limites.
Nous reviendrons ultérieurement plus en détail sur les pulsions. Pour l’heure, bornons-nous à justifier cette idée qu’il n’y en a pas une mais plusieurs. On pense en premier lieu aux pulsions sexuelles et aussitôt s’impose à nous l’idée de quelque chose qui pousse en avant. On est alors tenté d’adopter une position moniste supposant que tout cela se résume à une seule et unique motion pulsionnelle qui serait le germe de tout changement, de toute évolution, de tout progrès. Ce n’est pas du tout cette ligne que suit Freud. Il admet certes les pulsions sexuelles. Mais il refuse l’idée qu’elles soient le prototype de toute forme de pulsion et, plus encore, avec vigueur, l’idée qu’une pulsion soit une force qui pousse en avant. Nous verrons en effet que pour Freud, la pulsion est bien plutôt quelque chose qui, constamment, tire en arrière.
En conclusion, il nous faut voir comment ce modèle intègre ou n’intègre pas le phénomène hors norme que constitue la compulsion de répétition.
On distinguera, comme nous l’avons déjà fait dans un article précédent, un fonctionnement cyclique fondé sur le retour à l’équilibre et dominé par le principe de plaisir, fonctionnement qui tend à toujours revenir au même point de départ, et une tendance plus profonde au déséquilibre, rappel d’une autre logique.
La rupture du cycle normal peut être provoquée par un événement traumatique. En gros, l’excitation subie dépasse ce que le système peut encaisser. Il s’agit donc d’un événement exceptionnel, un cas de force majeure qui, de ce fait même, ne saurait mettre en échec le modèle que nous venons d’esquisser.
Mais la compulsion de répétition n’est pas un phénomène marginal ; elle opère au coeur même du système. Elle est comme une laisse qui n’empêcherait pas un chien de courir en avant, mais qui le rappellerait inexorablement aussitôt qu’il franchirait une certaine limite. Elle ne contredit pas forcément le principe de plaisir, mais elle est indépendante de lui, ce qui inclut évidemment le risque d’un court-circuit ou d’un conflit.
Aussi longtemps que nous évoluant à l’intérieur du cercle autorisé par la laisse, le principe de plaisir peut dominer sans partage. Mais la limite atteinte, se manifeste un autre pouvoir, un autre principe de fonctionnement. Ce pouvoir, dans le cas qui nous occupe, est l’opposition entre pulsion sexuelle et pulsion de mort.
Ne calquons pas sur l’opposition de ces deux pulsions celle du bien et du mal. Les deux pulsions échappent au moi : la pulsion sexuelle parce qu’elle vise à l’avènement d’un moi futur se substituant au moi actuel, et la pulsion de mort parce qu’elle oeuvre en silence à l’anéantissement du moi actuel. Nous portons en nous la nécessité de notre propre mort.