Que faut-il comprendre quand on lit le mot « pulsion » ?
Dans les nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Freud est très clair : la pulsion ne se voit pas, ne se mesure pas.
« La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, formidables dans leur imprécision. Nous ne pouvons dans notre travail faire abstraction d’eux un seul instant et cependant nous ne sommes jamais certains de les voir nettement. » Nous voilà donc avertis :
n’étant pas observables, les pulsions ne sont accessibles qu’à partir de leurs effets, lesquels se manifestent bien en aval de leur action supposée.
Des êtres mythiques, certes. Mais cela n’empêche pas que leur fonction soit clairement établie. Source d’énergie psychique agissant en permanence, source d’excitations internes. Gardons-nous de confondre pulsion et instinct.
L’instinct est un schème de comportement automatique acquis au cours de l’évolution de l’espèce ; la pulsion, en revanche, est le versant psychique d’un processus biologique fondamental, d’une force qui s’exerce en permanence.
Le concept de pulsion nous renvoie donc à la frontière entre le biologique et le psychologique. Elle n’est pas le processus biologique lui-même, mais l’effet de celui-ci sur le système nerveux. Elle est déjà de l’ordre de ce qui doit être interprété. En d’autres termes, elle n’est pas elle-même ce qui la provoque et elle s’impose en tant que signifiant.
A ce propos, levons tout de suite une ambiguïté. Quand on parle de signifiant, on suppose qu’il y a message, que ce message procède d’un vouloir dire, etc. Or, la pulsion n’est pas un message, il est l’expression d’un processus biologique. Le sens viendra de l’interprète, s’il y en a un, et il ne sera pas donné d’avance.
Mais l’affirmation la plus surprenante de Freud est que la pulsion, en dépit même de l’étymologie de sa dénomination ne peut pas être quelque chose qui pousse en avant, un facteur de changement et de progrès, mais tout au contraire quelque chose qui tire en arrière, tendant toujours au retour à un état antérieur. Essentiellement conservatrice, jamais une pulsion ne pousse vers quelque chose qui n’a jamais eu lieu.
Pour l’heure, je ne vais ni tenter de réfuter cette position ni m’ingénier à la démontrer. Je note simplement qu’elle constitue le pilier de la théorie freudienne des pulsions.
Ainsi, ceux qui s’imaginent que la psychanalyse est en phase avec l’idéologie dominante, qu’elle contribue à sa manière à la célébration du progrès sous la forme d’une croissance en constante accélération et d’un surcroît de puissance et de complexité, en seront pour leurs frais.
L’évolution, le progrès, sont des mouvements que le vivant est obligé de subir mais qui vont à l’encontre de sa tendance profonde : le retour à terme au non-vivant.
Nous tenons là, je pense, un des aspects les plus troublants de la pensée freudienne.
Loin d’être la loi fondamentale du vivant le progrès doit donc être compris comme l’effet des contraintes imposées au vivant dans sa confrontation au monde extérieur. Mais nous y reviendrons plus loin.
Dans un premier temps, la position de Freud est déconcertante ; mais si l’on prend le temps de la réflexion, elle perd son caractère paradoxal.
Considérons la notion de forme ou de structure. Une forme, c’est le contraire du pur désordre, ce qui revient à dire qu’un certain effort doit être déployé non pour la faire progresser, pour la pousser au-delà d’elle-même, mais au contraire pour la sauvegarder, pour maintenir son intégrité menacée en permanence par toutes les forces susceptibles de l’altérer. Si nous prenons les choses telles qu’elles se présentent à nous aujourd’hui, nous constatons que les être humains et plus généralement l’ensemble des formes de vie non élémentaires constituent des systèmes très complexes. Il ne va pas de soi que ces systèmes puissent fonctionner, soumis à toutes sortes de contraintes externes, sans se disloquer. Nous retrouvons ici la notion de retour à l’équilibre illustrée par le modèle homéostatique que nous avons évoqué à propos de la première partie. Voilà ce qu’il en est pour chaque individu d’une espèce donnée.
Mais si nous changeons de perspective, et d’échelle, passant du destin de l’individu à celui de l’espèce, nous constatons que ces formes vivantes évoluées, se perpétuent dans la longue durée par la production d’individus nouveaux à partir des organismes existants. Cette étape franchie, le « but » est atteint, la forme se perpétue, mais d’une génération à l’autre. La plus ancienne, ayant accompli sa tâche reproductrice, devient superflue et peut mourir. La perpétuation d’une espèce vivante tient à sa capacité de reproduction et non à la longévité des individus qui la composent.
Pour Freud, la production interne d’énergie a donc pour seule et unique fonction de maintenir les choses en l’état dans toute la mesure du possible, à l’échelle de l’individu comme à celle de l’espèce.

La théorie freudienne des pulsions a une assez longue histoire. Elle ne s’est constituée que progressivement.
La position de Freud a toujours été dualiste. La distinction entre deux groupes de pulsions est donc une constante de sa pensée. Les différences au cours du temps concernent la fonction de ces pulsions et le tracé de la frontière qui les sépare.
Dans un premier temps, Freud distingue des pulsions sexuelles et des pulsions de conservation du moi. La ligne de partage est claire. Les pulsions du moi, opèrent strictement dans les limites du moi ; leur fonction est de maintenir la cohésion de l’organisme.
Pourtant, la mise en évidence du narcissisme a conduit Freud à reconnaître comme sexuelles une partie des pulsions du moi, ce qui oblige à déplacer la frontière entre les pulsions. Le domaine des pulsions sexuelles empiète donc désormais sur le moi, la notion de pulsion du moi doit être repensée.
Mais comment peut-on passer d’un dualisme fondé sur la distinction entre pulsions du moi et pulsions sexuelles à l’opposition finale entre des pulsions de mort et pulsions sexuelles, entre Thanatos et Eros ? En particulier, comment ces pulsions du moi, qui semblaient vouées à la préservation de l’individu, donc à la lutte contre la mort, se sont-elles métamophosées en pulsions de mort ?
Il y là un véritable changement de polarité et l’on pourrait s’interroger sur ces brusques basculements de sens si caractéristiques de tout travail théorique. Mais, pour simplifier, considérons que nous avons affaire ici avant tout à un changement de point de vue.
L’intuition fondamentale de Freud est d’avoir su déceler dans un état de choses le contraire de ce qui semblait sauter aux yeux.
C’est la compulsion de répétition qui constitue la clé de ce basculement, mettant en lumière le caractère conservateur, régressif, des pulsions. Distinguons en outre deux moments : avant et après la régulation des processus psychiques par le principe de plaisir. La compulsion de répétition nous apparaîtra alors comme un marqueur privilégié de la pulsion telle qu’elle se manifeste avant toute subordination au principe de plaisir. La compulsion de répétition appelle donc à un retour à un état antérieur, non parce que cet état serait meilleur, plus confortable, mais uniquement parce qu’il est antérieur et n’a jamais été surmonté. Ainsi en va-t-il de la toute première phase de la vie de l’individu, celle qui précède l’accès au symbolique.
Très archaïque, donc, la compulsion de répétition ne relève pas du principe de plaisir ; cela ne veut pas dire pour autant qu’elle s’oppose systématiquement à lui. C’est simplement autre chose. Elle peut intervenir en phase avec lui, comme c’est le cas dans le jeu d’enfant ; mais elle peut aussi ramener avec obstination aux portes de la conscience des événements inassimilés et inassimilables.

Cela dit, quelqu’un fera forcément remarquer que l’évolution des espèces vers des formes plus abouties et plus complexes semble une donnée fondamentale de la vie. Certes, répond Freud, mais qui nous garantit qu’une forme plus complexe soit forcément meilleure ? Mais surtout, les espèces évoluent-elles à long terme parce qu’elles posséderaient en elles une tendance à devenir autres qu’elles ne sont ou parce qu’elles sont soumises à des forces extérieures auxquelles elles doivent se donner à terme les moyens de faire face ?
Le moteur du changement, c’est l’interaction avec le milieu. La pulsion, elle, ne vise qu’à préserver ce qui est acquis, non pas parce qu’il faudrait que cela dure éternellement, mais parce que c’est le chemin obligé de la régression vers la mort. On ne peut donc pas considérer la pulsion comme le moteur du changement, voire du progrès. En revanche, il faut compter avec le fait que plus l’espèce évolue, plus le chemin du retour de l’organique à l’inorganique se complexifie et se rallonge. Ce que Freud appelle la pulsion de mort agit en permanence, mais ne saurait s’exprimer ni plus tôt ni plus tard qu’il ne convient. La pulsion de mort n’est pas une pulsion tueuse, elle a tout le temps qu’il lui faut, peu importe que le chemin soit long ; ce qui compte, c’est qu’elle aura toujours le dernier mot.