Le schéma auquel nous avons abouti est bancal. Nous avons tenter de plaquer sur la distinction entre pulsions du moi et pulsions sexuelles la nouvelle opposition entre pulsions de vie et pulsions de mort. En apparence, cela semble pertinent ; pourtant, cela ne « colle » pas vraiment.
Certes, les choses se présentent bien comme si les premières tiraient en arrière, ce qui est conforme à la proposition fondamentale de Freud à propos des pulsions. Mais qu’en est-il des secondes ? Comment ne pas assimiler la continuation de la vie à une formidable poussée vers l’avant ?
En d’autres termes, s’il faut opposer pulsions de mort et pulsions de vie, comment cette opposition rétroagit-elle sur la théorie freudienne des pulsions ?
Pour tenter de le comprendre un retour aux fondamentaux est inévitable.
Réglons d’abord un premier point. La course à la mort semble une telle évidence que nous avons admis sans autres que tout être vivant meurt pour des causes internes, ce qui revient à dire que toute forme de vie porte en elle sa propre mort.
Et si jamais ce n’était pas vrai, si la mort n’était qu’un accident inévitable, certes, mais lié à des causes externes ? Si, même, certains être vivants étaient immortels, le concept de pulsion de mort ne perdrait-il pas son principal fondement ?
Un contemporain de Freud, le biologiste August Weisman a proposé une théorie séduisante, distinguant deux composantes de tout être vivant : le soma, voué à la mort et le germen (cellules germinales) qui serait immortel. Il défendait également, en gros, l’hypothèse que seuls les êtres vivants pluricellulaires étaient mortels tandis que les unicellulaires ne l’étaient pas.
Freud dresse un panorama complet de la question telle qu’elle est traitée par la biologie de son époque.
Nous laissons aux lecteurs le soin de suivre cette réflexion dans le détail et irons droit aux conclusions : il n’y a pas de contre-exemple. La mort est bien le lot de tous les êtres vivants sans exception.
Cela dit, d’une manière un peu paradoxale, à force d’insister sur la pulsion de mort, nous avons fini par obscurcir ce qui semblait le plus évident et le plus indiscutable au départ : le travail des pulsions sexuelles. Nous avons déjà noté que cette manière de voir ne colle pas bien avec la position fondamentale de Freud à propos des pulsions. Sous quel angle faut-il envisager les choses pour que le modèle retrouve sa cohérence ?
Première étape :
Reprendre la notion de pulsions sexuelle. En première approximation, la pulsion sexuelle se distinguait par le fait qu’elle était dirigée vers un objet. Quand on disait pulsions du moi, on fixait dans le moi le point d’application des pulsions et quand on disait pulsions sexuelles, on situait ce point d’application sur un objet extérieur. En outre, les pulsions sexuelles pouvaient être caractérisées par une fonction évidente : la production d’un nouvel être vivant à partir de l’union de deux cellules germinales.
1. Or, il appert que les pulsions sexuelles couvrent un champ bien plus vaste que la simple union de deux êtres sexués. On le comprendra mieux par l’examen de la libido, qui est l’énergie propre des pulsions sexuelles.
Freud a toujours pris soin de maintenir le caractère sexuel de toute forme libidinale. Or, la libido est aussi le véritable moteur de toute civilisation.
2. La mise en évidence du narcissisme montre que les pulsions sexuelles peuvent elles aussi se tourner vers le moi propre. Elles empiètent donc manifestement sur le domaine dévolu au départ aux pulsions du moi. Plus encore, Freud tiendra même le narcissisme pour la forme première de l’investissement libidinal, réservant la libido objectale à une étape plus tardive.
3. Enfin, la libido semble elle-même « contaminées » par les pulsions de mort. Elle ne tend pas seulement à la réunion de ce qui est dispersé, à la formation de structures nouvelles et plus complexe, elle comporte une dimension destructrice que mettent en lumière les notions de sadisme, d’ambivalence affective.
On ne peut s’en sortir que si l’on dissocie le couple pulsions de vie et pulsions de mort du couple pulsions d’autoconservation et plusions sexuelles, ce qui est possible si l’on tient le premier pour constitutif de tout processus vital et le second pour une sorte de refonte du premier.
Dès lors, il devient possible de nouer la gerbe.
Pour ma part, je n’y parviens qu’à la condition de ne pas considérer cette opposition entre Eros et Thanatos comme l’action de deux forces opposées dont l’une annulerait l’autre. Je pense qu’il faut envisager la complémentarité de ces deux tendances, dans une sorte d’oscillation pendulaire. Loin d’être exclusives l’une de l’autre, ces deux positions extrêmes sont interdépendantes.
La fonction de maintien de la cohésion de l’être vivant ne serait plus la caractéristique des pulsions du moi, mais de la pulsion de vie, dont la fonction serait essentiellement de faire durer, de prolonger le processus vital en lui imposant des chemins détournés, sans pour autant remettre en cause son issue inévitable.
Il ne s’agirait pas de la tendance la plus fondamentale du vivant, mais d’une concession faite aux acquis de l’évolution, considérés comme le résultat de l’adaptation aux contrainte externes subies en permanence.
Pour user des catégories freudiennes, on dira que le processus vital aboutit forcément, pour des raisons internes à l’égalisation des tensions, donc à la mort, mais que l’action de la pulsion de vie introduit de nouvelles différences vitales, en d’autres termes de nouveaux détours sur le chemin qui aboutit à la mort ; ces différences vitales, qui sont autant de relance de l’excitation doivent être réduites par la vie.
Et pour conclure, soulignons avec vigueur que l’opposition entre Eros et Thanatos n’a rien à voir avec celle du Bien et du Mal. Elle n’est pas manichéenne.
Elle témoigne de deux cheminements de la vie vers la mort. L’un bref, qui ne dure que le temps d’une vie individuelle et l’autre plus long qui couvre l’histoire de l’espèce jusqu’à son épuisement inéluctable.