Les pulsions de vie sont donc des sources d’excitation, des perturbatrices. Elles ne sont pas en elles-même sources de plaisir, puisque celui-ci ne surgit que dans la liquidation des excitations.
Elles agissent de façon visible, tandis que les pulsions de mort opèrent en silence. Cela clôt le débat ouvert dans la section précédente.
Mais ce dernier et bref chapitre nous livre en son centre une question qui montre que pour Freud, l’opposition entre Eros et Thanatos constitue certes une référence majeure et désormais incontournable, mais que ce dont il s’agit en fin de compte, c’est encore autre chose.

Freud nous dit que le principe de plaisir est un régulateur. Il s’applique donc à quelque chose sur quoi il agit mais dont il n’est pas la source.
Nous pouvons dès lors schématiser les choses de la manière suivante :
a) Au-delà du principe de plaisir, l’action oscillante des pulsions de vie et des pulsions de mort, le tout dans un temps limité qui se termine toujours et pour des raisons internes par la mort physique, le retour à l’état anorganique.
b) Mais le principe de plaisir régit d’emblée toute forme d’excitation. Freud souligne même que c’est dans les premiers temps de la vie qu’il s’exerce de la manière la plus impérieuse, notant aussitôt que c’est là qu’il est le plus souvent mis en échec. Nous subissons donc, au départ même de notre existence, une accumulation de désastres et de frustrations. Cette remarque nous oblige à considérer que la distinction entre l’au-delà du principe de plaisir et l’état où le principe de plaisir domine n’est pas une affaire de stades, comme si le principe de plaisir devait succéder à un état antérieur qui ne serait pas dominé par lui. Ces deux états sont donc présents simultanément ou si l’on veut ils constituent deux modes de manifestations de la motion pulsionnelle.
Précisons.
Si l’on envisage les choses sous l’angle biologique, la motion pulsionnelle se manifeste forcément au-delà du principe de plaisir, car en elle-même, elle n’a rien à voir avec le plaisir ou le déplaisir. En revanche, si nous nous plaçons du point de vue de l’intégration de la motion pulsionnelle aux processus proprement psychiques, alors nous voyons que celle-ci ne peut s’accomplir de façon adéquate que sous le régime du principe de plaisir. A cela près qu’un résidu échappe à cette intégration, et que ce résidu se rappelle à nous par la compulsion de répétition.
c) Cette intégration de la motion pulsionnelle s’opère elle-même à deux niveaux et toujours simultanément. Coexistent de manière dysharmonieuse un cycle de la motion pulsionnelle qui tend à la décharge la plus rapide, et un cycle secondaire qui vient se greffer sur le premier pour limiter les dégâts en quelque sorte. Ce cycle secondaire relève du travail sur les représentations et présuppose l’accès au langage. Il tend non plus à la décharge réelle, mais à l’intelligibilité, ce que rend possible le processus de liaison.

Le temps est venu de conclure et à partir d’ici, j’exprime des sentiments personnels, des opinions que tout le monde n’est pas obligé de partager.
Que me reste-t-il de la lecture de ce texte ?
Ma première impression est un sentiment d’étrangeté. En introduction, Freud se déclare déconcerté par le succès de ce texte et, ironiquement, il se dit qu’il a peut-être fait une grosse bêtise en le publiant.
Pourtant, il n’a pas pu s’empêcher de l’écrire.
Indéniablement, ce texte porte au malentendu. Il nous offre l’occasion de voir dans l’existence humaine une sorte de théâtre où s’affronteraient de façon manichéenne des forces mythologiques opposées : la vie et la mort, le bien et le mal, etc.
Or, le propos de Freud et tout autre, comme nous l’avons vu, mais il ne s’impose pas facilement aux lecteurs pressés ni à tous ceux qui se contentent de voir dans les textes ce qu’ils ont envie d’y trouver.
Freud me paraît faire partie de ceux qui se méfient des systèmes qui « collent » trop bien ou, plus simplement des systèmes tout court. Il faut bien se donner une théorie mais, pour autant, ne jamais oublier que rationaliser relève des processus dits secondaires, en d’autres terme d’une tentative de saisir dans les filets de la raison un réel qui toujours se dérobe. Il y a quelque chose de paranoïaque dans toute tentative philosophique : le postulat qui veut qu’en fin de compte tout soit rationnel.
Freud nous invite à considérer ce que nous commençons à entrevoir : ce qui retombe toujours sur ses pattes, les cycles qui se referment exactement sur eux-mêmes, les reproductions à l’identique, tout cela est juste, mais pour un temps limité, après quoi les équilibres les plus parfaits se dérèglent et se rompent, tandis que d’autres se mettent en place, eux aussi pour un temps limité.
Méfions-nous donc lorsque nous sommes portés à affirmer naïvement qu’il faut laisser faire la nature, qu’il faut être pleinement soi-même, qu’il faut laisser s’exprimer notre vraie personnalité, que tout ce que nous ignorons encore est forcément bon pour nous.