La distinction entre conscient et inconscient est une donnée fondamentale de la psychanalyse : ainsi commence Le Moi et le Ça. Nous comprenons tout à fait aujourd’hui la nécessité d’admettre qu’une part essentielle des processus psychiques échappe à la conscience. Pour autant, nous ne saurions résumer l’affaire à l’affrontement de deux grands guignols, le Conscient (avec un grand C) d’un côté et l’Inconscient de l’autre.
Les questions que pose ce texte majeur, nous les aborderons à partir de l’appareil psychique considéré comme un tout dynamique. Et dans cette perspective, Freud nous rappelle simplement que l’appareil psychique ne présente pas que des processus conscients. Tout le traité que nous abordons ici vise à définir les grandes lignes de forces qui le structurent, et la distinction entre conscient et inconscient n’y figure pas comme une donnée primaire, constitutive.
D’ailleurs, dans la Métapsychologie de 1915, Freud nous livre cette proposition surprenante mais stimulante à propos des processus psychiques : le fait d’être conscient serait un symptôme. L’état conscient dépendrait donc de certaines conditions particulières et la définition des processus psychique en tant que tels relèverait d’un niveau de généralité supérieure.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un préliminaire s’impose. Penser la pensée est un acte de pensée. L’instance questionnante est en même temps de sur quoi l’on s’interroge. Plus encore, s’agissant de la pensée inconsciente, nous sommes obligés de reconnaître que nous ne disposons d’aucun accès direct à cette dernière. La seule pensée dont nous puissions faire l’expérience, en tant qu’instrument et dans son contenu, est par définition consciente. La psychanalyse offre certes un accès à l’inconscient, mais de façon purement indirecte. Tout ce que nous pouvons dire à ce propos est donc hypothétique et ne tient que par sa correspondance avec les données factuelle de la clinique.
Nous entreprenons donc ici de reconstituer un dispositif complexe dont nous ne connaissons, au sens le plus strict de ce terme, qu’un aspect. La métapsychologie, c’est cela.

Qu’est-ce qu’un processus psychique ? A partir de là et à partir de là seulement, nous parviendrons aux éléments permettant de déterminer en quoi un processus psychique peut être considéré comme une pensée et de distinguer un processus conscient d’un processus inconscient.
Nous partirons de l’idée que, par défaut, un processus psychique est inconscient.
A la base de tout cela, il y a des données purement organiques, des faits strictement biologiques. Les processus psychiques en procèdent, mais ne sauraient leur être assimilés purement et simplement. Nous devrons donc bien distinguer deux plans, celui du réel, proprement biologique, et celui du traitement qui est fait de ce réel en tant que signifiant quelque chose. Cette réduction du processus réel à l’état de signe constitue l’incidence psychique des processus biologiques. Le réel n’est pas signifiant par lui-même. Cette propriété dépend d’une instance bien distincte, capable de constituer le réel en système signifiant.
A s’en tenir au réel, on peut constater un certain niveau d’excitation que l’on pourrait éventuellement mesurer ; la transposition psychique qui en est faite aboutit à la reconnaissance du caractère nuisible de cette excitation, laquelle doit être annulée ; et si cette excitation parvient à la conscience, elle est vécue comme déplaisante. C’est ainsi que le réel se trouve en quelque sorte capté dans l’interprétation.
Il faut donc voir dans les processus psychiques une tendance à former un système distinct, parallèle aux faits biologiques. Mais alors, à quoi servent ces processus psychiques ? La question s’impose apparemment, même si elle traduit un présupposé qui ne doit pas échapper à un esprit critique. Poser la question, c’est supposer que ce processus s’explique, qu’il relève d’une certaine rationalité. Nous postulons que l’appareil psychique n’est pas là pour rien, qu’il a une fonction, qu’il sert un but.
Prenons la première idée qui nous vient : tout organisme complexe a besoin d’un principe régulateur qui lui permette simplement de conserver sa structure, de ne pas se détruire lui-même. Parler de processus régulateur, c’est donner la définition la plus élémentaire, la plus fondamentale de l’appareil psychique.
Il faut donc admettre un principe d’auto-conservation, qui nous mène tout droit au concept de pulsion. Ce principe doit en effet opérer de façon non arbitraire.
En gros, lorsqu’une excitation se produit, elle est détectée et alors se met en place la réaction visant tout simplement à son annulation. Pour une part, cela se déroule automatiquement et l’interprétation proprement dite se réduit à presque rien. Il est difficile de parler d’interprétation dans le cas de l’acte réflexe ; on peut n’y voir qu’un simple enchaînement causal, fondé sur des boucles de rétroaction dont le régulateur à boules de Watt fournit un bon exemple.
Mais les choses sont rarement aussi simples. L’appareil psychique est aussi à l’origine des créations les plus complexes découlant de l’activité humaine. On a de la peine trouver le commun dénominateur de phénomènes aussi différents.
A un niveau de complexité supérieur, le cheminement entre le phénomène déclencheur et sa résolution se complique. Interviennent alors non plus les phénomènes eux mêmes, mais des représentants, quelque chose qui permette une forme d’identification. Entre le biologique et le psychologique, l’interface est la pulsion, que nous venons d’évoquer. On n’échappe pas à l’idée que la pulsion « veut » forcément quelque chose. Ce « vouloir » semble assez clair en ce qui concerne les pulsions sexuelles. Le reste des pulsion, nous savons déjà ce que Freud en dit : retour de l’organique à l’inorganique. Régression du vivant vers le non-vivant.
Plus la pensée devient complexe, plus elle intègre de représentations, plus elle s’appuie sur ces représentations, plus le traitement de l’information gagne en autonomie. La motion pulsionnelle devient pensée.
Il faut être prudent avec le mot « représentation » tant qu’on n’a pas encore franchi la barrière de la conscience. Le mot de substitut est peut être plus approprié à ce stade. Il s’agit simplement de désigner quelque chose qui n’est pas l’excitation elle-même, mais sa traduction dans une forme de « langage » qui n’est pas encore symbolique. Freud parle dans ce cas de représentations de chose. Je suis tenté, pour mieux me faire comprendre, par l’analogie avec une prise d’otage. Toute forme de représentation disponible peut être captée dans le processus régulateur, de même que n’importe quel passant peut se retrouver l’otage d’un malfaiteur.
Cela dit, les excitations d’origine interne ne sont pas seules en cause. Un organisme, si simple soit-il, loin de fonctionner en circuit fermé se trouve confronté à toutes sortes de contraintes externes. Plus encore, il se prolonge dans ce monde, se mélange à lui dans de constants échanges, intègre certains éléments vitaux pour lui, transforme son environnement. Le monde, dont l’apport est indispensable à toute vie organique constitue une source constantes d’excitations, voire de menaces.
Dans ces conditions, les automatismes ne suffisent pas. Il faut une instance apte à analyser une situation et à prendre des décisions.
La réponse de l’appareil psychique à l’excitation doit se différencier, opérer à deux niveaux selon des modes de traitement tout à fait différents. On voit ici clairement se dessiner ces conditions nécessaires à la mise en oeuvre d’une pensée consciente que nous évoquions à l’instant.
Peut-on dire que l’inconscient soit voué au traitement des excitations internes et le conscient à celui des rapports avec le monde extérieur ? Ce n’est pas si simple. Une partie importante des processus psychiques inconscients parviennent aux portes de la conscience, dans le préconscient, système dont le contenu peut devenir conscient et relativement ouvert aux processus pulsionnel. Des éléments sont refoulés, censurés, nous verrons plus loin comment, mais d’autres sont admis dans le conscient, mais à une condition très particulière : ils doivent se « déguiser » en donnée externe, revenir à la conscience après être passés par les organes des sens. C’est à travers ce travestissement que nous pouvons atteindre les motions inconscientes. Elles doivent être devinées derrière la forme consciente qu’elles ont prises.
Les deux modes de traitement de l’excitation, celui qui prévaut dans l’inconscient et celui qui prévaut dans la pensée consciente ne s’excluent pas mais au contraire s’additionnent ou se combinent. Ils ne vont pas dans le même sens, n’aboutissent pas aux mêmes « solutions » et sont en conflit permanent.
Nous avons déjà signalé l’ambiguïté de l’expression « représentation inconsciente ». Au stade purement inconscient, on parlera de processus primaires, de représentations de chose et d’affects. La caractéristique principale d’une représentation de chose, c’est qu’elle n’est pas portée par le langage. C’est du vécu et non pas du parlé.
On peut dire que dans l’inconscient, tout ce qui traîne peut convenir : des restes d’expériences vécues, et même des signifiants verbaux ramenés à l’état de pures choses, etc.
Ce qui unifie partiellement tout cela, c’est le principe de plaisir, la capacité de dissoudre l’excitation dans une décharge corporelle.

La pensée consciente use du même stock de données que les processus primaires. Freud insiste énormément sur le fait que le stockage des expériences mémorisée ne peut pas relever de la conscience. Mais à la représentation de chose propre aux processus primaire, la pensée consciente associe la représentation de mot. Cela veut dire que ce matériau brut subit une seconde interprétation en étant élaboré par le langage.
Le dit vient en quelque sorte prendre en charge le vécu. La condition de la conscience est donc l’accès au symbolique, la maîtrise du langage.
Mais les conditions de la conscience sont aussi celles de l’émergence du moi. L’un ne va pas sans l’autre. L’accès au langage produit de lui-même la catégorie du « je ». Le « je » ne préexiste pas au langage, il n’est pas quelque chose de consistant et d’organisé qui pourrait à un moment donné être désigné par le mot « je ». C’est le « Je », au contraire qui crée l’entité qu’il désigne. Hors du symbolique, cela n’aurait aucun sens possible. Il n’y a pas d’inconvénient à dire que tout ce qui constituera le moi est déjà présent, au moins en germe, mais sous une forme chaotique, désorganisée, mais fonctionnelle. Aussi, le moi, n’est-il rien d’autre que ce que nous appelons ainsi dans le cadre de la mise en oeuvre du langage. Il faut voir dans « je » plus qu’un mot. C’est un véritable concept opérant, un organisateur de point de vue. Une fois qu’il a « pris », quelque chose peut se construire.