« Un individu, donc, est selon nous un ça psychique, inconnu et inconscient, à la surface duquel est posé le moi qui s’est développé à partir du système Pc comme de son noyau. »
Nous trouvons ici deux distinctions bien tranchées, l’une entre ce que Freud appelle l’individu et la conscience, et l’autre entre cet individu et le moi. En outre, ces deux couples ne se recouvrent pas ; la conscience et le moi ne coïncident pas. Tout ce qui est conscient relève bien du moi, mais le moi est en partie inconscient.
La citation de Freud nous rend attentif également au fait que le moi est secondaire (au sens qu’il vient après), qu’il présuppose le ça, qu’il peut même être décrit comme une partie du ça qui s’est différenciée à partir du système de la perception. Ce qui est intéressant, on peut le noter ici déjà, c’est que cette différenciation du moi et du ça est aussi bien un résultat de l’évolution de l’espèce qu’un processus répété, à l’échelle de l’individu, lors de la toute première enfance. Ce qui est hérité de génération en génération, ce n’est pas une instance comparable à un organe, par exemple un bras supplémentaire, mais un ensemble de conditions permettant une différenciation à l’intérieur du ça et donc l’émergence d’un moi.
Enfin, du point de vue topologique, Freud fait du moi une instance de la périphérie, à la frontière de l’individu, tandis que l’intérieur est régi par le ça. Même si Freud ne le précise pas ici, cette opposition entre surface et profondeur ne doit pas être interprétée comme une donnée anatomique.
De la même définition, il ressort que l’individu de Freud est un inconnu pour les autres et pour lui-même. Ce que nous pouvons en dire est allusif, approximatif, voire carrément faux. Le moi et tout le bavardage qui nous définit quand nous tentons de parler de nous-mêmes, c’est assurément quelque chose, mais quelque chose qui cache autant qu’il montre. En tout état de cause, là où se situe le moi ne se trouve pas le centre de gravité de ce que Freud appelle ici l’individu. Et n’allons pas opposer quelque inauthenticité du moi à l’authenticité supposée de notre être profond, comme si le moi n’était qu’un masque derrière lequel se profilerait une sorte de supermoi, seul véritable, qu’il faudrait « laisser s’exprimer ». Cet individu dont parle Freud n’a pas de contenu saisissable par l’entendement. Et tout ce que nous pouvons dire des prétentions du moi à se décrire, c’est qu’il s’agit d’un savoir de substitution, un cache qui nous rassure en nous apportant l’illusion de la maîtrise et de la connaissance.
Enfin signalons un dernier élément important que nous fournit cette définition. Le moi s’est développé au contact du monde extérieur à partir du système perceptif. Cette affirmation doit être prise littéralement : ce moi n’est constitué que de données issues de la perception. En d’autres termes, tout ce qu’il contient, en fait tout ce en quoi il consiste, tout ce qui le constitue provient de l’extérieur. Si l’on suit Freud sur ce point, on est obligé d’admettre qu’il n’est pas une émanation du ça, mais bien plutôt une zone d’où le ça s’est en quelque sorte retiré. Quand on dit cela, on a un peu l’impression que le moi tourne le dos au ça, qu’il le boude. C’est assez vrai, mais à condition de ne pas perdre de vue que, dans ce jeu-là, c’est toujours le ça qui a le dernier mot.
La dialectique du refoulement, l’insistance des motions pulsionnelles, tout cela doit être compris comme l’expression de la pression que le ça exerce sur l’ensemble de l’appareil psychique comme s’il régnait sur lui sans partage.
La conscience elle-même, qui nous semble si fondamentale, qui nous apparaît à juste titre comme la condition de toute pensée rationnelle, est donc en fait la condition de notre propre survie dans un monde qui tout à la fois constitue notre milieu nécessaire et nous menace. A juste titre, nous pouvons dire que nous nous prolongeons dans le monde, que nous l’incorporons, dans un processus d’assimilation et d’accommodation.
S’il y a un moi, c’est donc parce qu’il faut faire la part de ce monde.
Les excitations provenant de l’extérieur ne peuvent pas être gérées comme les excitations internes. Elles supposent des conduites adaptées et complexes. Une simple décharge de ces excitations n’a pas de sens, puisqu’elle ne saurait faire disparaître une menace éventuelle. Il faut donc une réaction d’un autre type dont la forme la plus basique est la fuite. Avec la fuite, nous nous situons à la frontière de l’automatisme et de la prise de décision. Mais la recherche de nourriture par exemple suppose des capacités plus élevées et surtout qualitativement différentes de celles qui opèrent au niveau inconscient.
N’oublions pas que tout ce qui passe par la conscience, tout ce que le moi oppose consciemment aux sollicitations externes, tout cela est déjà passé par la perception d’une manière ou d’une autre. Il n’y a pas de miracle. Toute forme de jugement repose sur du déjà connu. Toute connaissance nouvelle est une réélaboration de connaissances anciennes.
Cette configuration permet de comprendre pourquoi le moi, soumis aux sollicitations du ça se trouve à l’égard de ce dernier dans une position très proche de celle qu’il occupe face au monde extérieur.
Le ça reste le maître du jeu. Il continue à émettre des motions pulsionnelles dont une bonne part vise le moi. Ces motions pulsionnelles tendent à devenir consciente, si bien qu’elles prennent la forme qui est nécessaire à la conscience pour que celle-ci les reconnaisse. La position idéale pour le ça serait que le moi assume pour son propre compte les motions pulsionnelles qui lui sont envoyées. Or c’est tout simplement impossible. Il en va de la survie de l’ensemble.

Il reste donc à trouver ce qui caractérise le moi en général, conscient ou inconscient.
Pour Freud, c’est clairement la maîtrise du langage. La vraie caractéristique du moi est la représentation de mot, la réinterprétation de la représentation de chose au moyen du langage.
Je propose de remplacer désormais le mot « individu » utilisé dans la définition par celui de sujet. Quand je dis « individu », je me mets dans la posture de l’observateur considérant un objet distinct de lui. S’agissant de moi-même, seul le « je » peut indiquer une sorte de lieu théorique, le pivot de la subjectivité, lequel peut ne correspondre à rien de réel : « je » n’est que le sujet du discours, mais il pointe vers un lieu décentré par rapport à ce discours tel que nous le formulons, ou, si l’on veut, par rapport à tout ce qu’un discours est en mesure de saisir. On peut dire que le discours se donne lui-même ce pivot subjectif, que c’est le discours qui produit le sujet et non l’inverse. Pourtant, ce sujet n’est pas qu’un lieu géométrique ; il a un contenu, une puissance. Le problème, c’est que nous n’y avons pas accès (sinon, indirectement, par l’analyse).

Dans Le Moi et le Ça, Freud aborde la question du moi sous deux angles différents. Dans ce deuxième chapitre, il considère le moi dans son fonctionnement propre, à l’intérieur de l’appareil psychique, tel qu’il se présente, entièrement constitué, chez un individu adulte. L’approche est donc fonctionnelle et non génétique. On laisse complètement de côté la question de savoir si le moi en général et ce moi-ci en particulier ont une histoire.
Cette dimension génétique constituera l’essentiel du troisième chapitre, où le moi est abordé sous l’angle de sa constitution. Le moi, nous l’avons déjà signalé, n’est pas une donnée primitive, originelle, constitutive, de l’appareil psychique. Retenons bien cette idée, car elle nous introduit à la question fondamentale de la distinction entre le corps et l’esprit, pour user du langage courant.

Reprenons le cours de notre pensée en essayant de ne pas trop nous répéter. Le point le plus obscur est de savoir comment s’équilibrent (si elles s’équilibrent jamais) les relations entre le moi et le ça.
L’idée que nous avons émise, qui se réfère à la fameuse métaphore de l’assèchement du Zuiderzee selon laquelle le moi est un territoire conquis aux dépens du ça, mérite qu’on s’y attarde un peu.
Le moi est décentré, avons-nous dit. Il se trouve à la périphérie de l’appareil psychique. Pourtant c’est cette position périphérique que nous revendiquons haut et fort comme notre centralité. Le rôle central et exclusif que nous attribuons à la conscience, cette idée que tout ce qui n’est pas conscient est trompeur, tout cela nous laisse supposer un décalage, une déhiscence. Deux pôles. En tout état de cause, une situation conflictuelle.
Nous avons beaucoup parlé de principe régulateur et d’équilibre à propos de l’appareil psychique. Or, les relations entre le moi et le ça n’ont rien d’harmonieux et l’équilibre qui s’établit – il le faut bien – est toujours coûteux. On serait donc tenté de jouer la carte du moi en laissant complètement de côté les revendications du ça. Pour l’essentiel, nous agissons comme si le ça n’existait pas.
Mais voyons un peu comment cela se passe.
Lacan avait une prédilection pour les jeux de miroir. Nous allons en organiser un. Au coeur du ça, Freud postule le jeu des pulsions que nous avons décrit à partir d’Au-delà du principe de plaisir. Nous avons également admis le fait que le ça était le terrain où se déposaient tous les résidus de nos expériences, tous les souvenirs, tous les restes de nos perceptions. Quand une motion pulsionnelle tente d’investir le moi, cela ne se passe pas comme si le ça cherchait à communiquer avec le moi, comme s’il parlait la même langue que lui. Il tend plutôt à faire flèche de tout bois et envoie du signifiant à la pelle. Supposons que nous ayons un voisin irascible qui « communiquerait » avec nous en balançant sur notre maison tout ce qui lui passerait sous la main : un pot de fleurs, un caillou, une motte de terre, un vélo… S’interroger sur ce qu’il veut dire avec ce pot de fleurs, pourquoi il choisit d’envoyer un caillou et quel peut être le rapport entre la motte de terre et le vélo, cela n’aurait guère de sens. Ce sont des projectiles, un point c’est tout. Il en va de même (en gros) pour la question qui nous intéresse ici. Le ça nous envoie un peu n’importe quoi, à cela près que pour nous, ce n’est jamais n’importe quoi. En particulier, le ça nous assaille avec les signifiants les plus archaïques et surtout avec tout ce que nous n’étions pas en mesure de comprendre à l’époque où cela nous est arrivé. C’est à la fois n’importe quoi et pas n’importe quoi. C’est notre assise, c’est notre histoire.
Et alors, le miroir ? Le moi se reconnaît inconsciemment dans ce qui lui est balancé. Ce qui n’est pas un langage pour le ça ne peut être que du langage pour le moi. Et là où il faudrait se garder des assauts du ça, le moi se voit menacer par le retour à la surface en tant que représentants pulsionnels de tout ce qu’il a été et ne veut plus revivre. C’est là qu’intervient le mécanisme du refoulement. Freud en distingue deux : le refoulement originel et le refoulement proprement dit. Le terme de refoulement doit être compris comme le fait de tenir à l’écart de la conscience, donc à l’écart de notre pensée délibérée et de nos actions, un certain nombre de représentations. C’est un peu comme si nous devions faire face à une tentative de piratage informatique et que nous nous en défendions en débranchant l’ordinateur.
Le refoulement originel est quelque chose de très particulier. C’est le refoulement des événements de notre toute première enfance, événements profondément signifiants mais que nous n’avions pas les moyens d’interpréter, de comprendre, d’élaborer, de mettre à distance. Ces événements ne sont pas annulés, ils opèrent comme des ombres gigantesques et énigmatiques en arrière-plan de notre existence, ils nous conditionnent, ils font partie de nous, mais nous ne pouvons ni les saisir ni les maîtriser. La trame de ces événements est donnée par le complexe oedipien. Le refoulement ordinaire porte sur les représentations dont les motions pulsionnelles se sont emparées.
Le refoulement en tant que mécanisme n’est pas conscient. Il a lieu aux portes du conscient, dans cette zone intermédiaire de pensées latentes mais potentiellement conscientes que Freud désigne du nom de préconscient. Ainsi le refoulement est bien l’oeuvre du moi, mais il a lieu à l’insu du moi conscient.
Enfin, et ce sera notre conclusion, il faut bien que le moi se donne une représentation de lui-même. Le contenu de cette représentation est fourni par ce que le moi reconnaît comme son support corporel, sa condition matérielle : le corps propre.
Le moi, nous dit Freud, se voit comme la projection mentale de la surface du corps.