Qu’est-ce que le sens d’un mot ?
Voici posée, de la manière la plus spontanée, la plus « naturelle », une question majeure, pour ne pas dire LA question majeure de la réflexion philosophique. Non pas tant celle du sens de notre existence, ou celle de savoir pourquoi quelque chose plutôt que rien, mais, en amont de celles-ci, plus fondamentale encore, la question du langage, condition de toute connaissance possible, de toute pensée possible. C’est bien de cela qu’il s’agit dans les 74 pages de ce texte. Dès la première ligne, nous voici donc au coeur du problème : Qu’est-ce que le sens d’un mot ?
Or, cette question, à peine énoncée, est aussitôt récusée. Certes, les mots « ont » un sens (je mets entre guillemets les termes dont nous ne pouvons nous passer mais qui pourraient être mal compris ; cette précaution sera justifiée plus tard). Oui, l’interrogation sur le sens est non seulement légitime, mais absolument incontournable. Seulement, posée sous cette forme et dans ces conditions, la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot ? » ne nous mènera nulle part.
Il convient d’expliquer pourquoi. Plus encore, si le souci du sens est légitime, nous devons savoir quelle peut être la « bonne » manière de procéder ? Existe-t-elle seulement ?

Commençons notre examen par un constat élémentaire. Si la question « Qu’est-ce que le sens d’un mot? » est sujette à caution, nous pouvons, en revanche, sans difficulté aucune, nous demander à propos de n’importe quel mot : « Quel est le sens de ce mot ? » Il suffit d’expliquer ce que l’on veut dire en le prononçant, ce qui se fait en général au moyen d’autres mots. Si cela posait le moindre problème, il n’y aurait pas de dictionnaires.

Comparons ces deux questions si proches en apparence, considérons leurs usages respectifs (leurs grammaires dirait Wittgenstein). Ne nous laissons pas éblouir par ce qu’elles semblent avoir en commun et considérons leurs différences. Notons au passage que cette manière de faire est tout à fait caractéristique de Wittgenstein. Là où l’on serait enclin à chercher un élément commun, c’est sur les différences qu’il porte l’attention.

S’enquérir du sens de tel ou tel mot se fait donc tout naturellement et sans aucun mystère ; en revanche, s’interroger sur le sens en tant que tel, c’est s’imposer l’ouverture d’un espace parallèle dans lequel nous devrons construire un concept que la question exige et qui pour l’heure nous échappe. Parler d’espace parallèle, c’est bien sûr user d’une métaphore.
Ce qui compte, c’est bien de voir qu’en définissant un mot après l’autre, nous ne sortons ni du champ du langage (nous définissons chaque mot à partir d’autres mots), ni du champ de l’expérience (nous montrons un arbre pour expliquer le sens du mot « arbre »). En revanche, c’est « tout ailleurs » que nous envoie la question du sens en général.
D’un côté nous avons une série infinie ou quasi infinie d’expériences singulières ; de l’autre la construction d’un concept général susceptible d’englober tous les sens possibles : non pas la somme de ces sens, mais quelque chose d’autre, on ne saurait dire quoi exactement. Et d’ailleurs, pourquoi chercher à le savoir, puisqu’on a le concept ? Sauf que ce concept pourrait bien être inconsistant ?
Nous verrons cela plus tard. Pour l’heure, contentons-nous de constater qu’en dépit de leur apparente similitude, les deux questions ne sont pas du tout interchangeables.